1947 - Brigue et Tende passent à la France

Les communes de Brigue et de Tende, dans la haute vallée de la Roya, furent cédées par l'Italie à la France par le traité de paix de Paris, du 10 février 1947. L'histoire de ce petit territoire montagneux de l'arrière-pays niçois, peuplé de 4000 habitants en 1947, est intéressante en ce qu'elle présente, en miniature, le cas de la Savoie, toujours objet elle aussi des convoitises du puissant voisin français, jamais avare de méthodes aussi déloyales que brutales.

Le docteur Maurice Aragno nous autorise à reproduire ici le texte d'une conférence qu'il tint le 29 septembre 1997 à Turin sur ce sujet. Texte traduit de l'italien par Emmanuel Paternoster et Patrice Abeille. Quelques notes ont été ajoutées par les traducteurs.

Après le "rattachement".

(suite du numéro 55)

Passée la "gueule de bois" de l’annexion, la réalité se présenta, du moins au début, sous un jour moins rose que prévu pour les néo-français. La lire fut changée à 0,53 contre le franc, dans la pratique les économies furent divisées par deux. Le rationnement alimentaire français était plus sévère que le rationnement italien, et surtout on n'avait plus les ressources de la province de Cuneo. Durant plusieurs années il y eut des difficultés pour obtenir le paiement des intérêts des titres italiens et des pensions.

Du fait du démembrement de la commune de Brigue, de nombreux problèmes apparurent pour le partage des biens communaux: alpages, bois, biens des œuvres pieuses, droits de dérivation des eaux, droits de passage pour les bergers et les troupeaux. Le contrôle des alpages avait constitué pendant des siècles une nécessité vitale pour l’économie pastorale de la Haute-Roya et avait été source de conflits, et même de guerres, avec les communautés voisines, et même entre Brigue et Tende, et entre Tende et Limone. Maintenant le problème se posait de nouveau, dramatiquement. Les demandes annexionnistes de Realdo n’étaient pas des projets en l’air, mais plutôt des appels dictés par la nécessité de survie. Les alpages les plus riches, sur lesquels les bergers de Realdo menaient depuis toujours paître leurs troupeaux, dans la plaine de Sanson et dans la zone de Collardente, se trouvaient en territoire français. Le nouveau maire de Brigue, Aimable Gastaud, refusa aux Italiens le droit de pâturage. D’autre part les autres alpages communaux de Loxe et de Tanarello, sur lesquels les bergers de Realdo pouvaient faire paître  leurs troupeaux en payant un loyer, pourtant en territoire italien, restaient la propriété de Brigue. La question, comme tant d’autres de ce genre, fut soumise à une Commission franco-italienne dite de Conciliation. Après des années de disputes la controverse fut résolue en faveur des bergers de Realdo, mais entre temps le nombre des bergers s’était dramatiquement réduit et actuellement il n’y en a plus.

Avec le traité de 1947, l'Italie perdit deux communes liées par une histoire pluriséculaire au Piémont et à la province de Cuneo, trois grandes centrales hydroélectriques, un riche patrimoine forestier, de belles montagnes et trois refuges du Club Alpin Italien, remis au Club Alpin Français. Elle perdit aussi un important patrimoine artistique, dont la chapelle de Notre-Dame de Fontan, appelée la "chapelle sixtine des Alpes" pour les splendides fresques qui la décorent, œuvres des artistes Giovanni Baleison de Demonte et Giovanni Canavesio de Pinerolo. Elle perdit un site archéologique unique au monde: la Vallée des Merveilles, avec ses merveilleuses et mystérieuses gravures rupestres. Les habitants de Tende et de Brigue perdirent quelque chose de plus: leur identité historique. Leur culture, que cela plaise ou non aux Français, était essentiellement italienne. Le plus grand poète de Tende, Giovanni Cotta, écrivait en italien; il a vécu à la fin du 17e. siècle et au début du 18e. Les actes de la commune sont rédigés en italien, sauf durant le bref intervalle napoléonien, depuis Emmanuel-Philibert (avant, ils étaient écrits en latin).

La toponymie locale fut rapidement francisée. Les accents toniques et les significations furent oubliés. Tenda devint Tende, Briga, La Brigue, Vievola, Vieve (mais elle est récemment redevenue Vievola), Morignolo, Morignole. La Valmasca, la légendaire vallée de la sorcière ("masca" en piémontais) devint Valmasque, ce qui ne signifie plus rien. Le lac des Mesce devint lac des Mèches, et même les forts du 19e. siècle changèrent de nom. Le fort de la Margheria devint Marguerie, Pepino, Pépin, Tabourda, Tabourde, etc. En Italie on ne fit pas pire dans les années vingt et trente, quand furent italianisés les noms "étrangers" de plusieurs localités du Sud-Tyrol, de la Vallée d’Aoste et du Piémont.

La mémoire historique changea, de manière orwellienne. Récemment j’ai eu l’occasion de parler avec un berger de Tende au nom très "français" de Lanza, qui tenait ses moutons dans le fort de Tabourda et soutenait, avec la plus grande assurance, que les forts étaient l’œuvre de Napoléon III, comme naturellement aussi le tunnel routier de Tende! Du côté italien la mémoire n’est guère meilleure: un article, publié il y a quelques années par un important quotidien turinois sur la zone de Tende, parlait clairement des "forts napoléoniens". Les habitants de Limone aussi, à propos de la première tentative de percement du tunnel de Tende, commencé sous Charles-Emmanuel I et repris sous Victor-Amédée III, parlent de "tunnel Napoléon".

Les noms des personnes changèrent aussi (seulement ceux de baptême, heureusement!). La loi française, en effet, n’autorisait pas les prénoms étrangers. Les habitants avaient un an, à partir de la date du référendum, pour opter soit pour la nationalité italienne et s’en aller, soit pour la française et changer de prénom. Les noms de famille restèrent ceux de toujours (Cotta, Guido, Dalmasso, Pastorelli etc.), mais Giovanni devint Jean, Antonio Antoine, Giuseppe Joseph etc. Si pour les vivants le changement de nom peut être compréhensible, il l’est moins pour les morts. Le monument aux morts de Tende ne fut par chance pas changé, mais la plaque du souvenir des morts de la deuxième guerre mondiale, morts au champ d’honneur, porte des noms francisés. Le dernier de la liste est un jeune de Tende tombé en Algérie en combattant contre quelqu’un qui ne voulait pas être "rattaché"... Les noms des morts de la première guerre mondiale n’ont pas été changés, la plaque est restée celle posée en 1926. Il existe pourtant une pierre plus ancienne, toujours pour les morts de la première guerre mondiale, conservée dans l’ombre de la chapelle des Comtes de Tende, dans la cathédrale, qui s’illumine, quand on tourne un interrupteur, d’une rangée de petites lampes tricolores, des trois couleurs françaises, naturellement! À Brigue en revanche, les noms des morts sont tous italiens, ainsi que ceux de la deuxième guerre mondiale. Sous le portique de la Mairie est même conservée la plaque avec la proclamation "signée Diaz", présente dans presque toutes les communes d’Italie et dont je n'ai pas trouvé trace à Tende. Au contraire, on a dû déplacer le monument dédié au colonel Giovanni Pastorelli, tombé en Libye en 1911, que l’on voyait se découper martial, au centre de la place en face de la mairie, sur toutes les photographies des jours "radieux" du "rattachement". Le monument a été replacé dans un lieu à l’écart, hors de  la ville, mais le colonel est devenu Pastorelli Jean "décédé sur le champ d’honneur". En plus de son vrai prénom, le pauvre colonel a aussi été dépouillé de son sabre, emporté comme souvenir par un soldat algérien. À Piena, le monument aux morts élevé au centre de la place a disparu et la plaque posée à côté de l’église recense tous les noms des soldats en version française.

Par chance, au fil des ans, le chauvinisme français est allé progressivement en s’atténuant. En 1979 la voie ferrée a été finalement réactivée et les contrôles aux postes de frontière se sont progressivement atténués, jusqu’aux récents accords de Schengen qui les ont abolis totalement. Sur les plaques routières commence à percer un timide bilinguisme franco-dialectal. L’unique traité complet sur l’histoire de Brigue et de Tende, écrit par le professeur Giorgio Beltrutti, un des membres les plus actifs du Comité italien contre le "rattachement", a été récemment traduit en français. Des associations et publications locales, comme le périodique de Brigue "A Vastera", ont permis de ressouder les liens, jamais tout à fait interrompus, entre habitants de Brigue séparés par la frontière. Même les festivités du cinquantenaire du "rattachement" se sont tenus de manière relativement sobre et modérée.

Les flux migratoires vers la France continuent mais ont pris d’autres caractéristiques. La majeure partie des résidences secondaires du littoral niçois (et au-delà) est la propriété des Italiens qui ont effectué inconsciemment et sans intentions nationalistes, une sorte de "rattachement" à l’envers.

Dans la nouvelle Europe des Peuples, ce qui fut une frontière fortifiée et une "ligne de partage" est désormais devenu, heureusement, une simple frontière administrative.

Ainsi s’achève la conférence du docteur Aragno. Grâce à son travail d’érudition au service de la vérité, les lecteurs de L’Écho de Savoie ont pu découvrir le destin particulier des vallées de Brigue et Tende, infimes territoires touchés par des décisions lointaines et enjeu d’arbitrages hasardeux entre les grandes puissances qui s’affrontèrent sur le continent européen. Ils y penseront avec mélancolie et lucidité lorsque leurs itinéraires de vacances les conduiront vers les paysages escarpés des Alpes maritimes. .  

 

Dernière mise à jour : 22/07/02