Comment vivait le cochon de Savoie ? |
Suite des articles de Jean-Claude Buffin parus dans les numéros 53 et 54 de L'Écho de Savoie.
Notre appel à témoignage, dans l'article "À la recherche du porc perdu" dans le N° 53 de l'Écho de Savoie, a rappelé les souvenirs de jeunesse de plusieurs Savoisiens, quand il y avait un ou plusieurs cochons dans chaque ferme, et qu'une fruitière était le centre d'élevage d'une troupe de 80 à 200 cochons dans presque tous les villages. Dans certains cas même le fromager qui assurait le fonctionnement de la fruitière plaçait des porcelets en élevage dans des fermes voisines, et pouvait gérer ainsi l'engraissement de 700 cochons dans la commune!
Familier de chaque village, le cochon était la ressource des petites fermes et des plus grosses, car il était peu coûteux à l'achat, et il trouvait une bonne partie de sa nourriture dans la proximité: pommes et poires, orge détrempée avec du son, choux, navets, raves, petit-lait, eau d'égoutage des fromages.
Des cochons étaient confiés à l'estive dans les alpages, joints au troupeau autour du chalet. En plaine le cochon était en état de divagation à proximité des maisons.
Les échanges économiques entre les régions n'avaient pas encore mélangé les races animales.
D'une vieille race de la Gaule celtique, plusieurs variétés ont été empiriquement sélectionnées en France, où en 1878 un zootechnicien recense: le craonais, le manceau, le normand, le bressan, les gascons, etc.
Le bressan est dominant de la Bresse au Dauphiné, de la Suisse au Bourbonnais, du Rhône au Doubs.
Cette variété est parfois de couleur entièrement noire, comme le type naturel celtique auquel elle appartient, mais le plus souvent la partie médiane de son corps est entourée par une grande bande blanche et jaunâtre. La marque de couleur claire, d'une étendue variable et parfois de figure irrégulière, est une trace certaine d'ancien mélange avec la race celtique, vraisemblablement dépossédée par l'extension de la race ibérique vers le Nord, et surtout par l'introduction de cette dernière durant l'occupation espagnole de la Franche-Comté.
La variété bressanne a la tête relativement forte; son dos est un peu voussé, et son corps, au lieu d'être cylindrique, est aplati; ses membres sont longs et souvent grossiers. Elle est vigoureuse, forte marcheuse et rustique, par conséquent tardive. La viande est de bonne qualité, mais le rendement de la carcasse (rapport viande / ossature) est faible.
Les truies sont prolifiques, jusqu'à 12 porcelets. Ils atteignent des poids vifs très divers, selon qu'ils vivent en liberté, comme dans la Dombes, ou qu'ils sont nourris à la porcherie. Ils ne dépassent guère cependant 150 kilogrammes.
Le géographe Guichonnet en parle ainsi:
"La qualité gustative de cette viande maigre et la saveur de ses jambons valaient au cochon noir de Savoie de faire prime sur les marchés de Grenoble, Lyon et Genève. Entre 1833 et 1855, quelques grands propriétaires savoisiens avaient introduit sur leurs domaines de gros cochons blancs anglais (Large White), pour les croiser avec les porcs du pays. Mais ces tentatives étaient demeurées très limitées. Bien que l'engraissement de ces animaux fût rapide, la masse des Savoisiens boudait ces cochons décidément trop gras et d'une moindre fécondité, et demeuraient fidèles à leur traditionnel porc domestique noir. Les truies "bressanes" avaient une seule portée en février-mars; les porcelets étaient vendus à trois mois, et on en gardait un ou deux pour la consommation familiale, abattus en hiver, dans une célébration presque fastueuse, à 90-100 kg. Les plus gros exploitants en nourrissaient un certain nombre, livrés à la boucherie à 18 mois à un poids de 150 à 200 kg."
Ainsi en Savoie, tout le monde pouvait consommer du cochon de Savoie, le "cayon", en viande fraiche, ou en salaison.
Source
: "Nos fruitières, nos fruitiers", par Louis VUICHARD, 1989, Le Château, 74520 SAVIGNY (162 F).Selon l'auteur, la forme collective de travail du lait est signalée dans le Haut Jura, dès le XIIIe. siècle. Le mot "fruitière" vient du latin "fructus", le fruit du travail des paysans, le gain, le bénéfice (comme dans "usufruit").
La formule se formalise par la création de petites associations de 5 à 6 producteurs, liés par un simple contrat oral qui a force de loi: chacun apporte son lait en un lieu commun, et à tour de rôle chacun fabrique le fromage dont il devient propriétaire.
Ce n'est qu'à partir de 1800 que la fabrication devient l'affaire d'un spécialiste fromager dénommé "fruitier". La "fruitière" est le lieu où se travaille le lait.
En 1804, une vache donnait 800 à 1000 litres de lait par an.
Les premières fruitières répertoriées, avec un bâtiment indépendant, sont celles de Viry-l'Eluiset (1822), Saint-Cergues (1825), Valleiry (1841), Ville la Grand (1845), La Tour (1848), Cornier (1850), Amancy, Contamine sur Arve, Saint-Maurice, Saint-Pierre sur Rumilly (1855).
À l'Annexion, 25 à 30 communes avaient une fruitière, à raison d'une ou deux par commune. Au total ce sont 40 associations qui existent.
Après l'Annexion une vague de construction de bâtiments publics donne une nouvelle structure aux villages. Dans un rapport du 21 août 1865, le préfet décrit les bienfaits de la présence française: en sus des bâtiments départementaux, 438 écoles, mairies, églises et presbytères ont été construits depuis l'Annexion. L'administration souhaite développer l'établissement de fruitières: 50 ont été réalisées en un an, car elles "répandent de précieuses habitudes d'ordre et d'épargne".
L'implantation des fruitères s'accélère puisqu'en 1889, un professeur d'agriculture fait un rapport au Conseil général:
Arrondissement | Nombre de communes ayant des fruitières | Nombre de fruitières |
Annecy | 52 | 74 |
Thonon | 36 | 70 |
Bonneville | 36 | 67 |
Saint Julien | 56 | 86 |
TOTAL | 180 | 297 |
Cependant, sur ce nombre, le rapport recommande de supprimer 48 fruitères, et d'en créér 201 autres.
À cette époque les fruitiers suisses étaient plus nombreux (168) que les fruitiers français (130), et leur présence exacerbe le chauvinisme local. Mais ils étaient recherchés pour leur savoir-faire et pour leur réputation de bon fromagers, pour obtenir un meilleur rendement en beurre...
Pour tenter d'éliminer les fruitiers suisses (les "pique-meurons"), et pour améliorer la qualité des fromages, en 1888, quatre fruitières écoles sont ouvertes à Pringy, Desingy, La Roche, Lullin.
En 1888, la première porcherie: la fruitière de La Roche a eu l'heureuse idée d'annexer une porcherie à sa fabrication.
Avec l'augmentation de la production de lait, passée à 1600 litres par an par vache, l'équipement des fruitières se perfectionne: en 1894, Pringy installe une écrémeuse centrifuge à bras, pour l'écrémage du lait et du petit lait.
En 1893, 328 fruitières sont en activité, collectant le lait de 8600 vaches, dont la production annuelle est de 1800 litres par an.
La présence des fromagers suisses est toujours un motif de mécontentement des fruitiers savoyards!
Plus d'une fruitière sur deux (180) a maintenant une porcherie et il y a 8 000 places, soit une production annuelle de près de 16 000 porcs (2 troupes par an).
Quatre ans plus tard, malgré une crise de mévente du fromage et des porcs, les nouvelles fruitières construites comportent un logement commode pour le fruitier, un hangar à bois, une écurie pour un cheval, et la porcherie spacieuse est construite à 15 ou 20 m du local de fabrication.
L'investissement d'une telle construction est de l'ordre de 15000 à 18000F, généralement empruntés par les coopérateurs.
En 1897, 250 porcheries fonctionnent. Les fruitières qui en sont dépourvues trouvent difficilement acquéreur pour leur lait parce que l'utilisation du petit lait par les porcs entre pour une large part dans les prévisions de gain de l'acheteur.
En 1913, l'effectif est de 437 fruitières, et il y a 40 000 porcs en élevage, soit une production de 80 000 annuellement.
Arrondissements | Nombre de fruitières |
Annecy | 123 |
Bonneville | 121 |
Thonon | 99 |
Saint-Julien | 94 |
TOTAL | 437 |
720 000 quintaux de lait sont apportés.
En 1914, Pringy reste la seule fruitière école
En 1928, la décision est prise de créér l'ENIL, qui s'ouvre en 1932.
Puis la guerre, et en 1944, jusqu'en 1947, les 285 000 habitants de Haute Savoie se nourissent en utilisant les tickets de ravitaillement...
Dès 1958, des fruitières sont fermées, car leur collecte quotidienne est trop faible.
Les fruitières étaient le lieu de contacts bi-quotidiens entre les paysans qui apportaient le lait avec des "boyes" portées dorsalement, ou avec des carrioles à cheval.
Le petit-lait (1 litre de lait libère 60 cl de sérum), produit résiduel de la fabrication du fromage, était la base de la soupe des cochons.
Dans les années 1950, le modèle de fonctionnement des
fruitières s'oriente vers plus de productivité:
Plusieurs
loges de 12 à 14 cochons menés simultanément.
Début
de l'alimentation des cochons avec un mélange de maïs, cultivé par le
fruitier, orge, tourteaux de biscuiterie, tourteaux en plaque, le tout cuit
dans le petit-lait dans un énorme cuiseur. Les aliments du bétail commencent
à se disséminer.
Comme
les capacités des naisseurs locaux ne permettent pas d'approvisionner en
porcelets toutes les fruitières, des marchands de cochons ramènent des
porcelets de Bresse ou d'Allier. Il s'agit de porcelets de race
indéterminée, parfois des "Noirs et Blancs", et progressivement
des "Large White", race sélectionnée d'origine anglaise dont les
performances de croissance commencent à être renommées, et qui prend le
dessus.
Un
verrat "collectif" sans race bien déterminée était élevé à la
fruitière pour servir de reproducteur aux truies présentes dans les fermes
du village.
Les
cochons engraissés sont enlevés par les marchands de cochons qui les livrent
aux salaisonniers locaux, qui appliquent leur art traditionnel dans des
entreprises de petite ou de moyenne taille.
1965 marque le tournant du sort des fruitières dans les communes: un rapport du Génie rural prescrit de les faire disparaître au motif de la vétusté de nombreux bâtiments anciens qui ont de 40 à 100 ans, et la croissance démographique du département a commencé, avec l'extension des constructions dans les communes à proximité des principales agglomérations.
En 1968, 290 fruitières sont en activité. Dans les porcheries, l'intensification de l'engraissement a commencé, et l'on passe progressivement à 3 troupes dans l'année. La distribution des aliments des porcs par lance a remplacé la distribution par seau ou par wagonnet. La ration alimentaire est supplémentée par des additifs de croissance. Les lisiers deviennent malodorants par leur abondance de production. Et les premiers textes législatifs pour la protection des effluents imposent des équipements d'épuration que peu de fruitières peuvent acquérir.
Le plus grand cheptel de porcs de Savoie est atteint avec près de 120 000 produits dans l'année. Il reste peu de "Noir et Blanc", car presque l'ensemble de l'approvisionnement en porcelets vient de nurseries de Large White, dits "popeye", dont la viande est réputée pour la consommation immédiate, mais pas du tout adaptée pour la salaison.
Conjointement à cette vague de fermeture des fruitières, c'est un pan de vie sociale agricole qui s'effondre par extinction des contacts bi-quotidiens à la fruitière...
Toutes les péripéties de la fixation du prix du lait par les accords et par les subventions du FEOGA entraînent la concentration des fruitières entre elles, soit sous forme d'unions de coopératives (SICA), soit sous forme privée, par des industriels gérant chacun plusieurs fruitières.
En 1972, 252 fruitières en activité dont 200 avec moins de 3 000 kg de collecte par jour. En 1979, 167 en activité. Les petits fruitiers indépendants disparaissent faute de renouvellement. Il se dessine une petite place pour des fruitiers spécialisés en produits "haut de gamme" en activité de montagne, en liaison avec le tourisme.
En 1988, moins de 100 ateliers fonctionnent encore. Les porcheries ferment plus vite que les fruitières par la pression des voisins, venus construire à proximité, que les odeurs incommodent...
Quelques batteries d'élevage de cochons de grande capacité sont implantées: Sales (4 500 porcs), Les Usses (2 200), la Semine (2 000), Vallières (1 800), etc. Ces porcs sont engraissés exclusivement avec des aliments pré-conditionnés, selon les meilleurs principes de zootechnie vétérinaire productiviste (aliments composés, facteurs de croissance, etc.)
En 1988, le recensement agricole annonçait 54 000 porcins produits, en Savoie du nord. En 2000 il n'en reste que 16 600. En Savoie du sud, dans le même intervalle les porcins sont passés de 20 700 à 8 600. Soit, au total, une production de l'ordre de 60 000 carcasses de porcs engraissés en Savoie.
Personne aujourd'hui ne souhaite que la Savoie s'oriente vers la production porcine de masse, selon les méthodes industrielles intensives: les déboires de la Bretagne dans ce secteur nous servent de contre-exemple. En revanche, le maintien d'une référence de terroir pour les jambons et saucissons passe nécessairement par la reconstruction d'une filière d'élevage de qualité artisanale, en s'inspirant de ce que nos anciens avaient su mettre au point au cours des deux siècles passés.
L'Écho de Savoie a reçu de nombreux courriers de soutien et de propositions, à la suite de la première partie de cette étude, parue dans le numéro 54. La réflexion va donc se poursuivre, et dans quelque temps il sera possible de présenter au grand public et aux élus un projet complet. Alors que l'alimentation saine devient de plus en plus difficile à garantir aux consommateurs, la validité de notre démarche n'est plus à démontrer.
Jean-Claude BUFFIN et Patrice ABEILLE
Dernière mise à jour : 18/03/02