1947 - Brigue et Tende passent à la France |
Les communes de Brigue et de Tende, dans la haute
vallée de la Roya, furent cédées par l'Italie à la France par le traité de
paix de Paris, du 10 février 1947. L'histoire de ce petit territoire montagneux
de l'arrière-pays niçois, peuplé de 4000 habitants en 1947, est intéressante
en ce qu'elle présente, en miniature, le cas de la Savoie, toujours objet elle
aussi des convoitises du puissant voisin français, jamais avare de méthodes
aussi déloyales que brutales.
Le docteur Maurice Aragno nous autorise à
reproduire ici le texte d'une conférence qu'il tint le 29 septembre 1997 à
Turin sur ce sujet. Texte traduit de l'italien par Emmanuel Paternoster et
Patrice Abeille. Quelques notes ont été ajoutées par les traducteurs.
Le 15 août 1944 les Alliés libéraient
Nice et les troupes de la France Libre entraient dans la ville. La libération
de la vallée de la Roya fut laissée aux troupes gaullistes, pour la presque
totalité constituées dunités coloniales marocaines, algériennes, et sénégalaises
et aussi de la légion étrangère. Entre septembre 1944 et avril 1945, il y eut
dâpres combats, particulièrement violents sur le massif de lAntion,
entre, d'un côté, les troupes gaullistes, maquis français et partisans
italiens, et de l'autre côté des unités allemandes et de la République
Sociale[1].
Le général de Gaulle avait des
projets bien clairs envers lItalie coupable de lagression de 1940. Le fait
que beaucoup de Français avaient collaboré avec les Allemands, et que
dautre part beaucoup dItaliens avaient combattu après le 8 septembre 1943
contre les Allemands, natténuait pas le moins du monde les intentions
vindicatives du général.
Les projets de De Gaulle prévoyaient
lannexion de toute la vallée de la Roya, Vintimille comprise, de la Ligurie
occidentale en partie, de la vallée dAoste, du Val Chisone, du Val de Suse
et des vallées de la région de Cuneo habitées par des populations dorigine
occitane considérées comme proches et donc facilement assimilables. En tout
cas le général Doyen, commandant des troupes de la France Libre en Italie,
avait lordre de se diriger vers Turin et Cuneo.
Les prétentions gaullistes étaient
considérées comme insensées par les anglo-américains, qui ne voulaient pas
humilier excessivement lItalie co-belligérante, ni non plus avantager trop
lallié français qui dépendait pour tout, ne loublions pas, de
lapprovisionnement américain. Dautre part De Gaulle, qui pâtissait de la
situation de subordination dans laquelle la France était tenue par les Alliés,
faisait monter la mise pour la faire accepter parmi les grands vainqueurs. Même
le ministre français des Affaires Étrangères, Bidault, avait compris que les
demandes du général navaient pas beaucoup de fondement logique: à un
certain moment, perdant patience, il dit à De Gaulle qu'il n'avait qu'à
prendre tout le Piémont "comme au temps de François Ier"!
Les Alliés refroidirent momentanément
lexpansionnisme français en menaçant dinterrompre les
approvisionnements. Les forces doccupation françaises furent ainsi
contraintes à se replier sur les frontières davant le conflit.
Entre temps les Français avaient
occupé la vallée de la Roya. Le 26 avril 1945, une unité de tirailleurs algériens
entrait à Tende, désormais débarrassée des Allemands, et le 27 Brigue était
occupée. La population locale accueillit avec joie les "libérateurs",
qui veillèrent immédiatement à enlever les drapeaux italiens, y compris celui
posé sur le monument aux morts de Brigue (il fut jeté dans le torrent) et désarmèrent
les partisans italiens. Ils arrêtèrent ensuite le Comte Guido Alberti de la
Brigue, que nous verrons par la suite à la tête du comité contre lannexion
à la France, et lingénieur Bosis, directeur de la centrale électrique de
San Dalmazzo. Le Comte Alberti, qui pourtant avait été arrêté par les
Allemands pour collaboration avec les partisans, avait cependant le tort dêtre
un ardent nationaliste, davoir fait partie des Groupes dAction Nissarde,
et davoir été gouverneur de Menton. Lingénieur Bosis, quant à lui, était
coupable de sêtre opposé à la confiscation par les Français des centrales
électriques.
Les communications avec le reste de
lItalie, déjà précaires à cause de la destruction de la voie ferrée et
de linterruption des tunnels routier et ferroviaire, furent complètement empêchées.
Les intentions annexionnistes des transalpins devenaient claires.
Revenons en arrière, au 15 décembre
1944, quand dans Nice libérée fut fondé le "Comité détude des
frontières" avec à sa tête le docteur Vincent Maschetta, président du
club alpin des Alpes-Maritimes et originaire de la haute vallée de la Tinée,
qui se proposait un réexamen des frontières pour obtenir les territoires
"soustraits à la France" par le traité du 24 mars 1860.
Faisaient partie de ce comité des personnalités distinguées comme lévêque
de Nice, Monseigneur Rémond (à qui il importait, entre autre, de mettre sous
la souveraineté française le sanctuaire de Notre-Dame de Finestra, situé dans
les Territoires de Chasse), le président de lacadémie Nissarde Joseph
Giordana, le conservateur des eaux et forêts Dugeley, le président du ski-club
Félix Nancy, mais aussi les représentants des six communes intéressées par
les Territoires de Chasse (Belvédère, Isola, Saint-Sauveur sur Tinée,
Saint-Martin Vésubie, Rimplas et Valdeflore).
Durant cette même période furent
constitués dautres comités: le comité daction de Tende et de la Brigue,
fondé sur linitiative dun groupe originaire de la haute Roya et résidant
dans la région de Nice, le comité des six communes, lassociation "les
fils de la Roya" qui soccupait des revendications sur la basse vallée
et le Val Nervia.
Tous ces comités furent coordonnés
par le Comité de rattachement, à lintérieur duquel le comité daction
devint bien vite prédominant.
Le comité de Tende et de la Brigue était
présidé par le comte Charles Fenoglio, qui était fier de descendre des
Lascaris de Brigue, de même que le comte Guido Alberti Della Briga dans le
parti adverse, et était membre du comité de rédaction de "Nice
historique" et ex-secrétaire de lAcadémie Nissarde. En réalité le
vrai animateur du comité était le secrétaire et trésorier Aimable Gastaud,
dont la mère était originaire de Brigue: officiellement portier à lhôtel
Royal de Nice, il travaillait très probablement pour le Deuxième Bureau (les
services secrets français).
Grâce à laide des services secrets, Gastaud réussit en peu de temps à retrouver les citoyens originaires de
Tende et de Brigue ainsi que les fils et neveux des natifs de cette zone résidant
à Nice et sur la Côte dAzur.
À laube du 28 avril 1945, environ
200 personnes originaires de la haute vallée étaient rassemblées place Masséna
à Nice, pour ce qui fut appelé d'une formule maoïste: "la longue
marche". Chargés sur des camions de larmée, ils remontèrent la
vallée de la Roya dévastée par la guerre et apportèrent à leur parenté de
Brigue et de Tende des rations alimentaires de secours, des vivres et du pain
blanc (à lépoque on n'en trouvait pas, même à Nice). Lopération, très
appréciée par la population locale, était à l'évidence conçue pour la
propagande.
Le 29 avril fut lancée une
consultation référendaire pour sanctionner le "retour" à la
France: même les natifs arrivés de Nice étaient admis à y participer. Il
fallait se présenter aux bureaux de vote pour obtenir les nouvelles cartes de
rationnement: qui ne votait pas ne mangeait pas! À chaque votant était remise
une fiche bilingue à remplir avec ses éléments d'identité, et sur laquelle
était formulée une demande dannexion, "en conformité avec les
droits acquis par nos ancêtres lors du plébiscite du 15 avril 1860",
pour obtenir "le grand honneur de devenir français". Aucune
autre option nétait prévue.
Les consentements furent évidemment
unanimes, et qui nallait pas voter était menacé de représailles. En plus
de Tende et Brigue dautres référendums furent organisés à Mollières (de
façon plus correcte), à Vintimille et dans diverses communes du Val Nervia. À
Vintimille seulement, malgré le zèle du deuxième bureau, il n'y eut qu'une
majorité un peu supérieure à 50% en faveur du "rattachement".
Dans le Val Nervia et dans larrière-pays de Bordighera, anciennement partie
du comté, on eut le pourcentage habituel de consentement voisin des 100%.
Toutes ces "consultations"
étaient organisées et bien sûr manipulées par le Deuxième Bureau, dans le
cadre de lopération "bananier".
Une fois établie l'irréversibilité
du "rattachement", on interdit lusage de litalien, on
destitua les enseignants et fonctionnaires non pro-français, les noms des rues
furent changés, on distribua des portraits du général De Gaulle. Pour
consolider une annexion nullement assurée, on prit aussi des mesures favorables
à la population: les lires furent changées à parité avec le franc, jusquà
3000 lires pour les adultes et 2000 pour les moins de 18 ans; les
approvisionnements furent beaucoup plus généreux quen France. Les autorités
françaises, dont le général Doyen en personne, se rendirent dans la haute
vallée pour haranguer la population.
Le diocèse de Nice sactiva également
pour le "rattachement" comme il lavait déjà fait en 1860.
Comme nous l'avons vu, l'évêque de Nice monseigneur Rémond était membre du
Comité de rattachement. Don De Caroli, dorigine italienne et ex-curé de
Breil, et labbé Dumas furent invités à faire de la propagande auprès du
clergé de Brigue et de Tende. Ils nobtinrent pas de grands résultats, en
particulier auprès du curé de Tende Don Ginata, tenace et fervent opposant au
"rattachement" et qui déjà sétait opposé aux autorités
occupantes qui voulaient lui imposer la messe en français. Don Ginata fera
partie du comité pro-italien et sera contraint de quitter Tende le 15 septembre
1945.
Comme nous lavons vu, les Alliés imposèrent pourtant aux Français de se retirer des zones occupées du Piémont, de la vallée dAoste et de Ligurie. Le 10 juillet ils furent même contraints d'évacuer les deux communes de la vallée de la Roya précipitamment "rattachées". Pour ne pas faire perdre la face aux Français, la chose fut présentée comme une relève alternée entre forces alliées. Les soldats franco-algériens furent remplacés par une unité américaine, puis par une unité anglaise. Le "rattachement" était pour le moment mis entre parenthèses. Les Français ne maintenaient à Tende qu'une mission de liaison forte de 13 hommes avec un officier à leur tête.
Erratum: En
1860, un Nissard sur quatre choisit l'exil! Le docteur Aragno nous prie de signaler que le texte de sa conférence comportait une faute de chiffres. Dans la traduction publiée par L'Écho de Savoie n°50 (page 16, colonne 5) on lisait "11 000 Nissards sur une population de 440 000 choisirent de devenir italiens et quittèrent le Comté". Il fallait lire "une population de 44 000". C'est donc un Nissard sur quatre qui choisit l'exil. Cette proportion en dit long sur la validité d'un plébiscite qui donna un nombre de "OUI" à l'annexion supérieur au nombre des électeurs inscrits... |
(à suivre)
Maurice ARAGNO
Dernière mise à jour : 08/03/02