Tunnel du Mont-Blanc : l'accablante vérité

Mars 1999, 39 personnes trouvent la mort dans l’incendie d’un camion sous le Mont-Blanc. Le Point révèle des éléments du dossier d’instruction. Accablant     

Un réquisitoire implacable : à quelques jours du deuxième anniversaire de la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc, les pièces essentielles du dossier d’instruction judiciaire auxquelles Le Point a eu accès sont accablantes. Elles montrent l’irresponsabilité qui régnait dans le domaine de la sécurité et qui a abouti à la catastrophe la plus meurtrière jamais survenue dans un tunnel routier. Le plus fort bilan enregistré jusque-là était celui du tunnel de Caldecolt, aux Etats-Unis, en 1982, et ses 7 victimes. Mais 39 personnes sont mortes le 24 mars 1999, entre la France et l’Italie, quand une catastrophe programmée se produisit en milieu de matinée au kilomètre 6, 2 480 mètres sous l’aiguille du Midi.

A 10 h 46, Gilbert Degrave, 57 ans, un chauffeur belge, se présente à la cabine n° 5 du péage français au volant d’un semi-remorque frigorifique Volvo FH12. Il pénètre quelques secondes plus tard dans l’ouvrage. Quatre kilomètres plus loin, son camion commence à émettre des volutes de fumée blanche. Il est 10 h 55 quand le poids lourd cale après avoir parcouru 6 kilomètres depuis l’entrée du tunnel et s’enflamme brutalement. Au même instant, averti par les opacimètres qui ont détecté de la fumée trois minutes plus tôt, le tunnel est fermé depuis la cabine du centre de régulation situé sur la plate-forme française, où veille un seul opérateur, Daniel Claret-Tournier.

Mais à l’intérieur du tunnel, où ont continué à s’engouffrer des véhicules, le scénario catastrophe s’enclenche. Car aucun des feux rouges situés tout au long des 6 kilomètres séparant les véhicules du lieu du sinistre ne s’allume. Trente-sept personnes roulent sans le savoir vers la fournaise, vers la mort. Les feux rouges ne seront actionnés, selon les policiers de la Division criminelle, que neuf minutes après la fermeture du tunnel : « A 11 h 4 enfin apparaissent les mentions de mise au rouge des feux », notent-ils. Il est déjà trop tard pour les passagers de 24 véhicules, dont 18 poids lourds, qui se retrouvent bloqués derrière le Volvo. Si les quatre semi-remorques qui le suivaient immédiatement sont parvenus à forcer le passage au milieu des fumées noires, l’enfer s’ouvre sur les occupants des autres véhicules : les 920 litres de gazole du Volvo et son chargement de 22 tonnes de farine et de margarine se sont embrasés.

« La somme des puissances calorifiques mises en jeu peuvent être de l’ordre de 2 500 MW, ce qui correspond à la puissance thermique totale d’une tranche nucléaire de 900 MW », estime dans son rapport remis au juge le 19 octobre 2000 le lieutenant-colonel Jean-François Schmauch, membre de la commission technique de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France. La chaleur est telle que l’asphalte s’enflamme ­ hypothèse jugée jusque-là invraisemblable par les experts ­ et précipite l’asphyxie de la plupart des victimes : « Il y avait des hydrocarbures aliphatiques en quantités notables […], cela provenait de la combustion du bitume », écrit Jean-Claude Landry, écotoxicologue, appelé sur les lieux de la catastrophe. Evoquant la chaleur, qui dépassera les 1 000 degrés, il ajoute, après avoir pu inspecter le tunnel quelques jours plus tard : « Les verres encore existants des pare-brise avaient fondu et s’étaient écoulés comme des gouttes d’eau […], des ossements calcinés comparables à ceux que l’on sort d’un four crématoire ont été trouvés sur les sièges des véhicules de manière parfaitement symétrique. »

« Seuls six corps présentant forme humaine ont été retrouvés », notent les enquêteurs. Quarante des 250 pages de leur rapport, insoutenables, sont consacrées aux conditions précises de la mort de chacune des victimes et à leur identification, qui prendra près de deux mois. De ces pages terribles il ressort que beaucoup d’entre elles ont largement eu le temps de voir la mort : les restes d’un des chauffeurs de poids lourd qui s’était caché dans la remorque de son camion frigorifique seront retrouvés plus d’un mois après la catastrophe. Un autre portait un tee-shirt sur le visage, comme pour se protéger de l’asphyxie. Un couple est retrouvé prostré serrant un chapelet dans ses mains. D’après les policiers, « onze usagers auront tenté de prendre la fuite, tous en direction de la France ». Les restes de certains d’entre eux seront retrouvés à plusieurs centaines de mètres de leur véhicule.

« Les conditions thermiques […] ont conduit à un environnement qui dépasse par sa nature et sa toxicité tout ce que l’homme peut supporter et interdit aux pompiers d’intervenir, sauf s’ils sont en mesure de le faire dans le délai que chacun reconnaît être de dix minutes », précise le lieutenant-colonel Schmauch, avant d’ajouter : « La notion de délais était totalement étrangère aux responsables de l’ATMB [la société Autoroutes et Tunnel du Mont-Blanc chargée de l’exploitation de la concession française, ndlr]. C’est une erreur majeure qui montre à l’évidence qu’ils n’avaient en aucune façon pris conscience de la physique des grands incendies susceptibles de se produire dans les tunnels routiers de grande longueur. […] La première préoccupation des responsables du tunnel restait la nécessité d’en assurer l’exploitation continue », estime l’expert.

Les résultats de l’instruction menée par le juge de Bonneville Franck Guesdon prouvent que, dans ce tunnel qui fut la fierté des ingénieurs français et italiens, la sécurité n’existait pas ou qu’au mieux elle datait des années 60, époque à laquelle il fut construit. Les constatations des 70 enquêteurs du SRPJ, les 1 000 interrogatoires, les 11 rapports d’expertise que Le Point a pu consulter, tout pose la question de la responsabilité des dirigeants des multiples organismes chargés de l’exploitation de l’ouvrage : les enquêteurs ont dénombré sept rapports d’alerte et plusieurs accidents majeurs (voir encadré) qui n’ont pas suffi à les sensibiliser. La seule liste des équipements défaillants remplit plus de deux pages (voir encadré). Et que dire des témoignages des pompiers professionnels qui démissionnaient les uns après les autres, incapables d’accepter que l’on joue ainsi avec les règles les plus élémentaires de sécurité ? « Avec les bénéfices énormes qui ont été amassés, je pense que la société aurait pu faire une grosse amélioration pour la sécurité du personnel et celle des usagers », résumera l’un d’eux lors de son audition.

Pourtant, n’est pas président de la société Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc (ATMB) qui veut. Depuis toujours, les présidents de la République successifs y ont recasé les proches du pouvoir en place. Depuis le 27 janvier 1996, c’est Rémy Chardon, 53 ans, ancien directeur de cabinet de Jacques Chirac à la mairie de Paris, qui dirige l’ATMB. Dix grands commis de l’Etat, d’Edmond Giscard d’Estaing à Alexandre Sanguinetti, ou encore Charles Salzmann, conseiller technique de François Mitterrand, se sont ainsi succédé à la tête de ce « fromage » de la République. La plus longue présidence a été assurée par Edouard Balladur, qui y siégea de 1968 à 1981, et que le dossier d’instruction n’épargne d’ailleurs pas. Le deuxième volet de l’enquête menée par Le Point (voir page 70) est consacré à l’absence de décisions prises par ces hauts personnages de l’Etat. Mais il faut revenir à cette matinée du 24 mars 1999 pour mieux voir quelles en ont été les conséquences.

Un seul pompier professionnel

Pour le lieutenant-colonel Schmauch, il y a trois facteurs aggravants dans cette première partie de la catastrophe : « La réaction trop lente dans les salles de régulation française et italienne pour déclencher l’alerte a conduit à un sinistre majeur […], l’extracteur des fumées fonctionnait à l’envers, soufflage au lieu d’extraction, et propulsait les fumées vers l’arrière de la colonne de véhicules […], les véhicules n’ont pas été stoppés aux feux rouges à l’intérieur du tunnel et sont venus tous sans exception s’arrêter les uns derrière les autres derrière le poids lourd. » Ce dernier point est capital : selon le rapport remis au juge par M. Guichard, expert en incendies, « le décalage de neuf minutes existant dans la mise en fonction du feu rouge à l’entrée du tunnel et celle des feux à l’intérieur est la cause aggravante du sinistre […]. Sans ce décalage, le nombre de victimes aurait pu être évité ou du moins il aurait été quasi inexistant ». Et de rester confondu que le tunnel ne dispose pas d’un système automatique mettant les feux au rouge dès que le premier opacimètre détecte une fumée : « En termes de technique et de sécurité, il s’agit d’une faute grave. » Mais, à 10 h 57, une autre erreur dramatique va être commise par les responsables de la sécurité. Depuis la salle de régulation, ce sont maintenant trois vagues de pompiers qu’ils vont, sans le savoir, envoyer à la mort.

Dans cette salle, l’ensemble des témoignages recueillis par les enquêteurs l’atteste, c’est déjà la panique. Et pourtant, les responsables n’imaginent pas ce qui se passe au milieu du tunnel : les caméras sont aveugles à cause des fumées et l’ouvrage n’est pas équipé d’un système permettant de compter les véhicules passés derrière le Volvo ! Pour l’ensemble des responsables, personne n’est bloqué : seul subsiste l’incendie d’un poids lourd qu’il faut maîtriser. On décide donc d’envoyer deux équipes de pompiers de la société. Ceux-ci n’ont en fait de pompier que le nom. Car ce que vont découvrir les policiers est à peine croyable : un seul des pompiers est un professionnel, les autres sont des employés de l’ATMB qui remplissent ce rôle de premier secours. En fait, tous les salariés sont quasiment obligés de signer un avenant à leur contrat stipulant qu’ils sont pompiers volontaires et s’engagent à suivre une formation en échange d’une prime mensuelle de 580 francs. « Je peux vous dire qu’on m’a fait comprendre qu’il convenait que je signe ce document par lequel je m’engageais à aider le pompier si je voulais être embauché », déclarera l’un d’eux devant les policiers. Un autre ajoute : « J’ai l’impression que la direction voulait un service de sécurité uniquement pour répondre aux exigences des règlements. »

Une formation « light »

Car cette formation, peu d’entre eux la suivent. Pour les policiers, la moyenne de présence sur les quatre dernières années à la journée mensuelle de formation dispensée par la société Cofisec, à Ecully, est de 15 salariés sur 52. Une formation light qui n’apprend que les gestes de premier secours et ne coûte que 50 000 francs par an à l’ATMB. Mais il faut dire que l’exemple de l’absentéisme ­ jamais réprimé par la société ­ venait de haut : le directeur de la sécurité de l’ATMB, Gérard Roncoli, n’y a jamais assisté.
Certains des « pompiers » de l’ATMB vont pénétrer dans le tunnel « en chaussures de ville et chemisette », selon les policiers. Au bout de quelques kilomètres, ils sont pris au piège : leurs véhicules calent, et au milieu d’une fumée opaque ils se précipitent dans les refuges pressurisés. Seul espoir, les pompiers de la caserne de Chamonix, qui arrivent sur les lieux quatorze minutes après le début du sinistre. Quand ces professionnels débarquent de leurs camions, ils ne savent rien. Car la gestion de l’information est et restera calamiteuse tout au long de la catastrophe. Sur la main courante du SDIS 74 (service départemental d’incendie et de secours de Haute-Savoie) est en effet noté : « Intervention pour un feu poids lourd dans le tunnel […] aucune personne utilisant le tunnel ne serait coincée. » Les pompiers ont du retard, car le régulateur du tunnel, dépassé, a attendu six minutes pour les prévenir et a perdu de précieux instants en ne se servant pas de la ligne téléphonique réservée, mais a composé le 18… « Il nous apparaît très surprenant que les responsables de l’ATMB aient pu admettre que tous les véhicules qui suivaient le camion soient normalement sortis du tunnel après l’avoir dépassé, écrit le lieutenant-colonel Schmauch. C’est là une erreur d’appréciation fondamentale […]. La consigne des consignes reste le blocage immédiat de la circulation aux entrées du tunnel sur le moindre accident.» Il faudra attendre 14 heures pour qu’un informaticien épluche de sa propre initiative les listings informatiques du péage. Il met en évidence que 30 véhicules peuvent être bloqués. Mais cette information n’est pas prise en compte : « Il est clair que j’ai eu le sentiment que cela n’intéressait pas vraiment les responsables de la société, déclarera-t-il aux enquêteurs. […] Aucun d’entre eux ne m’a demandé quoi que ce soit ni avant l’établissement de notre premier listing ni après. »

Huit heures à plat ventre

« Le personnel de l’ATMB pouvait arrêter les sapeurs-pompiers de Chamonix à l’entrée du tunnel. Pour cela, il fallait qu’ils prennent conscience de la gravité de l’événement, mais les formations qu’ils avaient reçues ne les avaient en aucun cas préparés à cela », ajoute le lieutenant-colonel Schmauch. Car les sauveteurs qui vont pénétrer dans le tunnel sont totalement sous-équipés, notamment en appareils respiratoires. Et eux aussi vont devenir prisonniers du tunnel. L’un d’eux, Georges Tosello, 51 ans, en mourra. La plupart des survivants seront hospitalisés dans un état grave. « Mes effectifs ont été envoyés avec la même inconscience vers ce foyer alors que la mission était impossible et inutile, car le foyer ne pouvait être attaqué que par nos collègues italiens, qui bénéficiaient des vents favorables », expliquera le capitaine Comte, chef des pompiers de Chamonix.

Mais, côté italien, la situation est inimaginable : l’alarme incendie est en panne, il n’y a pas de pompiers sur la plate-forme… Ce sont ceux de Courmayeur qui sont chargés des interventions. Ils mettront vingt minutes à arriver. Un membre des secours de la société italienne, Pierluco Tinazzi, 29 ans, un motard qui tentait de porter secours aux victimes, sera retrouvé mort avec l’une d’entre elles le lendemain dans un abri. A 13 h 48, l’ensemble des plans d’alerte est déclenché. Mais les premiers sauveteurs ne sont évacués du tunnel qu’à 16 h 4. Les six employés de l’ATMB prisonniers du refuge 17 et les trois pompiers qui les avaient rejoints ne seront évacués qu’à 18 h 35. Ils survivront près de huit heures à plat ventre, le visage collé contre les bouches d’air fixées au sol. Pour le lieutenant-colonel Schmauch, « toutes les situations de crises rencontrées depuis la mise en exploitation du tunnel ayant été gérées aux limites, il suffisait que l’une ou plusieurs de ces dernières soient franchies pour qu’une situation difficile à maîtriser devienne une situation échappant à toutes les formes de contrôle. Pour nous, cela s’est produit le 24 mars 1999 ».

Le mégot qui a tout déclenché

Parmi les différentes hypothèses, un simple mégot pourrait être à l’origine du drame. Dans son rapport établi le 15 septembre 2000, l’expert Gilbert Lavoue est formel : « J’estime qu’une cigarette enflammée a été aspirée environ 1 minute et 48 secondes avant que le camion de M. Degrave ne s’arrête au péage. Pendant ce temps, le filtre à air ne dégage ni fumées ni flammes, se contentant de charbonner sous l’impact de l’extrémité du mégot en ignition ou des brins de tabac en train de se consumer. »

Philippe Houdart et François Malye
Le point n°1487 du mercredi 21 mars 2001

Dernière mise à jour : 08/03/02