Centron : encore un village sacrifié ?

Centron : par le temps pluvieux de cette mi-juillet, les machines et les hommes sont au travail pour faire des sondages dans le sol. Dans la plaine alluviale, l'ancrage de deux longs viaducs projetés par la Direction Départementale de l'Equipement s'avère très délicat: à 37 mètres de profondeur, on n'a pas encore trouvé de roches dures!

La petite commune compte 401 habitants, et tire l'origine de son nom de la tribu des Ceutrons de Tarentaise, cette tribu celte qui s'installa ici au néolithique, bien avant l'apparition des Allobroges qui d'ailleurs ne s'intéressèrent pas aux hautes vallées : son sol regorge d'ailleurs de vestiges archéologiques. Les Romains disaient des Ceutrons, qu'ils redoutaient: «Atrox coelum, perinde ingenium» (leur caractère est aussi terrible que leur climat)!

Le village surplombe la rive droite de l'Isère, légèrement en contrebas de la RN 90, juste après le tunnel du Siaix entre Moutiers et Aime. Avec les viaducs, devant servir de déviation à trois ou quatre voies, le site sera totalement défiguré. M. Fernand Bal, maire de Montgirod-Centron (Mongirod étant la partie de la commune située au-dessus de La RN 90) depuis 1953, avec une interruption de 18 ans pour raisons professionnelles, est sur le qui-vive, de la même manière que tous les habitants de son village, soutenus par une bonne partie de la vallée. C'est que la bataille engagée contre l'Etat français dure depuis 1993.

Une utilité publique contestée.

A cette date, pour les Jeux Olympiques, on a creusé le tunnel du Siaix, d'une longueur de 1600 mètres, afin de sécuriser cette RN 90 dont les éboulements peuvent mettre en danger la vie des automobilistes. Le tunnel du Siaix n'a écarté qu'une partie du risque. De sa sortie amont jusqu'à la hauteur du village de Centron, la RN 90 traverse une zone instable. Une masse de matériaux, dont le volume est estimé à 10.000 mètres cubes, pourrait dévaler la pente et emporter la route. Le site a été sommairement aménagé, par des travaux de protection contre les infiltrations et par l'installation d'un dispositif de télésurveillance couplé avec des feux tricolores. Cette solution s'est avérée satisfaisante jusqu'à aujourd'hui, le phénomène de glissement de terrain ayant eu une évolution faible et s'étant atténué depuis la réalisation des travaux.

Après une première procédure d'utilité publique annulée pour vice de forme, la DDE se lance à nouveau, en 1997, dans un projet de construction d'une voie nouvelle, sur deux viaducs franchissant l'Isère, dont le cours serait dévié en partie. L'enquête est lancée.

D'habitude il s'agit d'une simple formalité, les avis de la population Étant consignés sur un cahier mais rarement suivis par les commissaires-enquêteurs. En France républicaine, le peuple, théoriquement souverain, n'a pas prise sur les décisions, ni directement par la voie du référendum, ni par l'intermédiaire des assemblées locales.

Pourtant cette fois, et c'est exceptionnel, le rapport d'enquête conclut que le projet de la DDE n'est pas d'utilité publique: les trois commissaires-enquêteurs concluent que ses impacts seraient fortement négatifs, et que d'autres solutions doivent être étudiées.

Mais le 21 avril 1999 un décret tombait comme un couperet : Jean Claude Gayssot, le ministre de l'Equipement, des transports et du logement, déclarait d'utilité publique les travaux de déviation par les viaducs. Les opposants au projet soulignent justement qu'aucune projection d'ensemble sur le village n'a été établie, chose pourtant si aisée aujourd'hui avec les logiciels ultra performant de Dessin Assisté par Ordinateur. Le plan reproduit ci-contre permet de se faire une idée de la taille et de l'impact de l'ouvrage.

La mobilisation de toute une vallée contre deux viaducs.

Cette fois sur le terrain une résistance s'organise sur deux plans:

-Le collectif associatif pour la protection du site de Centron fédère 32 associations locales dont la FRAPNA, Vivre en Tarentaise, et les associations de pêcheursÉ

-33 conseils municipaux ont délibéré contre ce projet. Remarquons toutefois que ni Bourg St Maurice ni Aime n'ont délibéré.

Les habitants ont une connaissance de plus en plus précise des terribles nuisances que leur prépare le projet de l'Etat et que le rapport d'enquête publique avait bien analysées. Reprenons-les.

Tout d'abord l'importance de l'ouvrage, qui s'inscrit dans un site relativement restreint: viaduc aval de 472.50m de long, hauteur allant jusqu'à 40m, pente de 6.70%; viaduc amont de 240m de long, hauteur allant jusqu'à 20m, pente 4.70 %, avec liaison des deux ouvrages d'art en contrebas tout au pied du versant ubac de la vallée entraînant une rectification du lit de l'Isère sur 240m environ.

Des nuisances  sonores avec un phénomène d'écho de fond de vallée.

Une pollution atmosphérique importante avec émission de monoxyde de carbone, de gaz carbonique, d'oxydes d'azote, de poussières, d'hydrocarbures imbrélés, de cadmium, etc., dans cette vallée tortueuse qui ressemble à une cuvette.

Une pollution de la rivière, car des verglas constants tout au long de l'hiver dans cette zone non ensoleillée contraindront à un très abondant salage de la route en forte déclivité.

Trois fermes sur les cinq du hameau se verront amputées d'une partie de leurs prairies de fauche.

Enfin, deux activités touristiques seront gravement compromises: le camping caravaning de 150 emplacements (capacité d'accueil d'environ 500 personnes), et les descentes sportives de l'Isère.

Nous avons rencontré le directeur du camping le 12 juillet. M. May est allemand et son épouse est américaine. «Pendant une année, nous dit-il, nous avons  cherché un emplacement pour nous installer; nous avons parcouru 30.000kms et nous avons trouvé ce site unique par sa beauté. Nous avons donc payé 1.4 millions de francs. Le public aussi répond présent puisque le taux de remplissage est de 60-80%. Mais le premier viaduc atterrirait à 15 mètres du camping. Avec en plus les 4 années de travaux, autant dire que nous n'aurions plus qu'à mettre la clef sous la porte…»

Ensuite, les activités de sports d'eaux vives entre Bourg St-Maurice et Centron, comme le canoé-kayak et le rafting (premier site européen) sont aussi menacées. M. Alain Bouffard, directeur de la Société Franceraft Savoie nous déclare: «L'arrivée dans l'eau sera totalement bouleversée: en effet on touche à la rivière qui sera canalisée et détournée sur 240 mètres, et les rafteurs arriveront entre deux viaducs!»

Le maire de Centron, les associations ainsi que MM. May et Bouffard ont engagé une procédure de recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat, recours qui devrait être examiné d'ici un an, mais qui n'est pas suspensif.

Le Conseil régional s'en mêle.

Si plusieurs maires ont témoigné leur soutien à Fernand Bal, maire de Centron, les élus départementaux sont restés plus que discrets. Le Conseil général de la Savoie a préféré botter en touche, en demandant à l'Etat et à la Région de financer seuls et sans son aide la déviation de Centron. Une politique de Ponce Pilate en quelque sorte, de la part d'Auguste Picollet, élu du canton d'Aime, et d'Hervé Gaymard, président du Conseil général.

A Charbonnières, après avoir approuvé début 2000 un budget global pour la sécurisation des routes de montagne, on a commencé au printemps à signer des conventions d'application, projet par projet, avec l'Etat et les collectivités locales. Le 15 juin en commission des transports, le conseiller régional André Vairetto (PS), fortement soutenu par le Savoisien Patrice Abeille, a soulevé le problème de Centron en demandant une expertise indépendante. Après débat avec les représentants de la DDE, qui siègent à la commission, le projet de Centron a été provisoirement retiré de la convention. Les études complémentaires et les acquisitions foncières ne sont donc pour le moment plus financées.

L'expert indépendant qui devra être entendu à l'automne serait le professeur Antoine, un géologue de Grenoble qui a rédigé un rapport sur commande de la DDE. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce rapport n'a pas convaincu tout le monde...

Deux problèmes et deux solutions?

Pour résoudre une difficulté, selon Descartes, il faut la diviser en éléments plus petits et les résoudre un par un. Or, dans l'affaire de Centron, il y a bien deux problèmes distincts, celui du danger de glissement de terrain, et celui des bouchons sur la RN90.

Le projet de la DDE traite techniquement les deux problèmes à la fois, mais sans les hiérarchiser. Comme personne n'envisage de creuser un tunnel bitube dans ce secteur, il est évident que seule la formule des viaducs permet d'obtenir à terme quatre voies de circulation. Mais quelle en est l'utilité, à moins de mettre également à quatre voies le tunnel du Siaix et le reste de la route jusqu'au-delà de Bourg Saint-Maurice? Est-il raisonnable de projeter une voie express à quatre voies jusqu'en Haute Tarentaise, avec des dommages considérables sur l'environnement, la vie des habitants et le caractère des lieux, pour tenter de supprimer des bouchons qui n'apparaissent que les samedis d'une seule saison, l'hiver? C'est bien la question de fond à laquelle chacun devra répondre.

En effet, un passage en tunnel résoudrait très bien le problème posé par les terrains instables: ce serait une véritable sécurisation de la route. La DDE se refuse à l'envisager, prenant argument du fait que les géologues soupçonnent la présence de gypse dans le secteur. Le gypse, roche sans consistance qui joue le rôle de lubrifiant entre les couches rocheuses dures, n'empêche pas le forage de tunnels; mais sa dissolution par les eaux d'infiltration peut ensuite provoquer de graves dommages à un ouvrage en béton.

Or les affleurements de gypse constatés ne se trouvent pas au même endroit que le terrain instable, mais plus loin en direction d'Aime. Aucun sondage systématique du tracé n'a Été fait.

Les habitants de Centron ne veulent pas être sacrifiés sur une simple présomption. Tant qu'ils ne seront pas absolument certains qu'un tunnel ou d'autres solutions sont irréalistes, ils s'opposeront à la construction des viaducs. Ils veulent redonner la parole aux géologues et aux ingénieurs, à condition qu'ils soient objectifs. Mais le temps presse. Pour éviter que la déviation en viaduc n'entre dans une phase irréversible, les associations vont devoir se mobiliser. Préparons-nous à de l'action sur le terrain dès l'automne prochain!

Pascal GARNIER, avec Patrice ABEILLE.

Dernière mise à jour : 13/03/02