Autoroute dite de la Maurienne : inauguration d'un itinéraire gagnant ?

L'article que nous envoie Marcel Girardin (dont le groupe de réflexion s'appelle Démocratie, développement et solidarité en pays de Savoie) analyse sans complaisance les motivations peu philanthropiques, et en tout cas peu attentives aux intérêts de la Maurienne, qui ont inspiré la création de la SFTRF, le creusement du tunnel routier du Fréjus et enfin la construction de l'autoroute de Maurienne, dont le dernier tronçon a été inauguré le 11 juillet dernier. Patrice ABEILLE avait déjà travaillé dans le même sens, dans son article "Maurienne : transit vers le futur ?" publié en mai 1996 par le Patriote Savoisien (n°16, encore disponible dans les archives de la Ligue savoisienne).

L’objectif prioritaire de la construction du dernier tronçon d’autoroute avant l’Italie n’a jamais été d’en faire l’autoroute de la vallée de la Maurienne. Il s’est plutôt agi de faire de l’axe autoroutier Lyon-Turin un itinéraire européen gagnant pour la société française du tunnel routier du Fréjus (SFTRF) dont la position intercalée entre les passages franco-italiens nord du Mont-Blanc et sud de Vintimille ne facilite pas, en temps normal, la capture du trafic de transit.

C’est dans ce but que le 25 septembre 1995, la SFTRF lança « Itinéraire gagnant » : une campagne de publicité qui, de Londres jusqu’à Athènes, permit de distribuer aux chauffeurs routiers 100 000 dépliants rédigés en plusieurs langues et véhiculant le message suivant : « L’axe routier Lyon-Turin par le tunnel alpin du Fréjus est le plus adapté aux poids-lourds notamment parce qu’il est plus sûr et agréable », sous-entendu que celui du Mont-Blanc et ses voies d’accès.

Cette volonté de la SFTRF d’attirer les 40 tonnes en Savoie était aussi aiguisée par une étude du Comité national routier (organisme chargé d’étudier les coûts de revient des entreprises de transport routier de marchandises) qui montrait que pour une entreprise espagnole, le Fréjus était plus économique sur un trajet Espagne-Italie que l’itinéraire traditionnel par Vintimille que choisissaient pourtant 95 % des routiers.

Ce but avoué d’attirer le maximum de 40 tonnes en Savoie a dû, espérons-le, particulièrement gêner Louis BESSON, maire de Chambéry, Claude VALLET, maire de Modane, Michel BARNIER, président du Conseil général de la Savoie. En effet, ces trois collectivités locales comptaient alors parmi les administrateurs-majoritaires de la SFTRF. Le contraire serait d’autant plus étonnant qu’ils tenaient publiquement un discours hostile à l’engorgement des villes et vallées savoyardes par les 40 tonnes et favorable au Lyon-Turin, version marchandises.

La SFTRF fut fondée et dirigée jusqu’à la récente mainmise de l’Etat par des collectivités et notables savoyards dont Pierre DUMAS, président-fondateur, des collectivités et notables isérois et du Rhône ainsi que par des chambres de commerce de Rhône-Alpes. Dès 1962, elle fit le pari de la route. L’avenir lui donna raison et avec quelle force symbolique !

En 1980, année de l’ouverture du tunnel routier du Fréjus, la SNCF et les FS arrêtaient l’exploitation de l’"enfant du pays" : la navette ferroviaire Modane-Bardonnechia qui, dès 1935 et avec grand succès depuis 1953, faisait traverser les Alpes aux automobiles et à leurs conducteurs. Elle préfigurait ainsi le principe d’acheminement en vigueur actuellement dans le tunnel sous la Manche.

Le sort de cette navette de ferroutage automobile s’est joué dans les années 1970 avec le percement annoncé du tunnel routier du Fréjus dont le tracé est sensiblement parallèle à celui du tunnel ferroviaire. Les chemins de fer français et italiens ne voulurent pas dans ces conditions moderniser le matériel et les installations arrivés à limite d’age.

La SNCF, d’autre part, délaissait le transport des marchandises par le rail qu’elle ne considérait pas comme une mission de service public et investissait avec succès dans le transport routier. Sa filiale Géodis, cotée aujourd’hui en bourse est l’un des grands transporteurs routiers européens.

Tout donc a convergé pour justifier le choix des membres fondateurs de la SFTRF. Même la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc, mettant hors-service en 1999 leur concurrent direct dans la course à la séduction des 40 tonnes circulant sur l’axe Bénélux-Italie, montra qu’eux avaient eu raison de concevoir et de calibrer leur tunnel à destination préférentielle des camions.

Si tout semble donner raison aux fondateurs-administrateurs du tunnel, seul le déséquilibre financier vient jeter une ombre de taille sur la réussite de l’ensemble. Car si, en toute pudeur, on ne souligne pas trop que la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc a contribué à une augmentation bienvenue et conséquente des recettes (compte tenu du report inespéré des poids-lourds sur l'axe "gagnant" du Fréjus), il n'en reste pas moins vrai que la SFTRF est une société autoroutière très endettée et le restera encore de très nombreuses années.

Bien que l’Etat ait récemment recapitalisé une grande partie des dettes lors de sa prise de contrôle de la société et même si, en toute pudeur, on ne souligne pas trop que la catastrophe du tunnel du Mont Blanc a contribué à une augmentation bienvenue et conséquente des recettes ( compte tenu du report inespéré des poids lourds en transit sur l’axe « gagnant » du Fréjus ), il n’en reste pas moins vrai que la SFTRF reste une société autoroutière endettée.

En effet, la SFTRF, comme les autres sociétés autoroutières, a eu massivement recours à l’endettement, faute d’un autofinancement suffisant. D’importantes incertitudes apparaissent au sujet du remboursement, étroitement dépendant des coûts et surcoûts de construction et d’exploitation de l’autoroute, des tarifs de péage et surtout de la validité d’hypothèses de croissance de trafic d’autant plus aléatoires qu’elles portent sur un horizon lointain.

Comment donc croire après cela que la SFTRF ait pu et puisse souhaiter la réalisation rapide du Lyon-Turin, version transport des camions sur le rail ? Une lecture des analyses faites par Pierre DUMAS, le 19 juin 1996, lors de l’assemblée générale des actionnaires, montre clairement quelles étaient et sont encore aujourd’hui les attentes réelles de cette société autoroutière.

Pierre DUMAS s’y inquiétait alors de la stagnation persistante du nombre des 40 tonnes qui passaient par son tunnel du fait, notamment, du détournement des flux de transit par le col du Brenner qui relie l’Autriche à l’Italie . Pierre DUMAS souhaitait alors, à mots couverts, que le gouvernement autrichien adopte, sous la pression des écologistes autrichiens, une politique réglementaire et fiscale plus sévère afin qu’un plus grand nombre de poids lourds reviennent vers la France et le tunnel du Fréjus. Cette stagnation perdura cependant jusqu’à fin 1998...

Quelle ne doit pas être aujourd’hui l’inquiétude des dirigeants de la SFTRF à l’approche de 2001, année choisie pour l’ouverture progressive aux 40 tonnes européens de la route suisse, la plus courte qui soit à travers les Alpes sur l’axe nord-sud et pour la réouverture du tunnel du Mont-Blanc dont la fermeture pèse sur le remboursement des dettes de la société des autoroutes du tunnel du Mont-Blanc ?

Comment donc mieux illustrer que les axes et projets routiers et ferroviaires sont, dans tout l’Arc alpin comme en vallée de Maurienne, concurrents pour le partage du trafic mais aussi et surtout, pour le financement et la rentabilité de leurs investissements ?

Marcel GIRARDIN

Dernière mise à jour : 13/03/02