Nos ancêtres les sarrasins ?

Dans les années 1859 et 1860, pour justifier l'Annexion, les dirigeants français et leurs alliés cléricaux en Savoie avancèrent l'idée que le peuple savoisien, parce que ses élites étaient francophones, appartenait à la nationalité (on dirait aujourd'hui: à l'ethnie) française. Il apparaissait donc légitime, au moment où, avec l'unité allemande et l'unité italienne en gestation, avec la fermentation nationaliste dans les empires autrichien, ottoman et russe, triomphait le "principe des nationalités", que la France se saisisse d'un petit territoire situé à ses frontières dans lequel vivaient, à en croire la propagande officielle, des Français injustement séparés de la Mère-Patrie par les vicissitudes de l'Histoire. Force nous est de reconnaître que beaucoup, en France, en Savoie même et à l'étranger, acceptèrent - et acceptent toujours - cette idée comme argent comptant.

Tel ne fut pourtant pas chez nous le cas de tous. Dans une brochure publiée en 1859 à Chambéry par Ménard, l'imprimeur du Parti libéral-démocratique savoisien, sous le titre: "Balthazar Reguéraz à son ami Jean-Pierre Turlod à propos de l'annexion et des annexionnistes", l'auteur soulignait que "notre origine, nos moeurs, notre caractère ne sont pas ceux de la nation française". Le conseiller provincial Davat, reprenant ces propos à son compte, écrivait l'année suivante: "A entendre les annexionnistes par anticipation, notre nationalité est la France. Cette opinion est une erreur d'intention sûrement; car nous sommes les débris d'une famille aborigène" (1). "La nationalité de la France date d'hier comparée à la nôtre", poursuivait-il un peu plus loin, avant de proposer que la Savoie, plutôt que d'être annexée à son puissant voisin, recouvre son statut ancien d'Etat souverain. "Nous pouvons être encore un point indépendant, une miniature d'Etat, sauvegardé par les puissances de l'Europe qui y ont grand intérêt. Notre province neutralisée deviendrait la terre de l'hospitalité, le séjour de la sécurité et du calme. Avec notre administration actuelle, avec un sénat, avec une assemblée législative, avec un pouvoir exécutif héréditaire, le gouvernement fonctionnerait, parce que cette forme est dans nos coutumes et dans nos moeurs".

A la recherche de l'Arpitanie.

Apparemment tombée dans l'oubli pendant plus d'un siècle, la thèse, à notre avis largement conforme à la réalité, du caractère aborigène (2) des Savoyards connut parmi nos proches cousins du Val d'Aoste un regain d'intérêt au début des années 1970. Au coeur de cette région devenue italienne en 1861, un certain nombre d'activistes du cru contestaient alors le rôle dominant joué par l'Union Valdôtaine qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ou peu s'en faut, avait pris à coeur de défendre les autochtones et de promouvoir l'autonomie de la vallée. Ces activistes reprochaient à l'Union Valdôtaine d'axer son action sur la protection du français et de qualifier, contre toute vraisemblance, la langue locale de "français archaïque". Au contact de militants nationalistes basques fuyant l'oppression franquiste, ils avaient en effet acquis la certitude que l'idiome parlé en Val d'Aoste, en Savoie et en Valais se différenciait totalement du français et possédait un substrat pré-indo-européen qui le rapprochait à bien des égards de l'euscarien (la langue basque, ndlr) et, surtout, des langues romanes nées, telles le gascon, dans l'ancien territoire historique du peuple basque englobant jadis (jusqu'au Moyen-âge) toute l'Aquitaine et l'ensemble des Pyrénées.

A cette langue, baptisée improprement "franco-provençal" et éparpillée en patois divers, ils donnèrent le nom d'"arpitan" (3) et formèrent, afin de servir la cause du peuple dont elle est ou dont elle a été la langue maternelle, l'Axon Liberaxon Peeple Alpe (4) (l'Action pour la libération du peuple alpin). Pour eux, comme pour certains anti-annexionnistes des années 1859-1860 de ce côté-ci des Alpes, il ne faisait pas de doute que les Savoyards (ainsi que les Valdôtains et les Valaisans), pour l'essentiel, ne descendaient pas des envahisseurs qui avaient tenté à maintes reprises, depuis le lointain âge des Métaux, de s'emparer de nos montagnes, mais, en droite ligne, des premiers habitants du pays.

Le livre que Joseph Henriet, l'un des chefs de file du mouvement arpitan, a consacré en 1996 aux prétendus "Sarrasins des Alpes" (5) vient étayer cette thèse de façon très solide et convaincante.

Des Sarrasins dans les Alpes?

On sait que les vieilles chroniques historiques de l'époque (Joseph Henriet en cite un grand nombre) et les légendes populaires, auxquelles les plus illustres historiens modernes accordèrent un crédit presque illimité (6), faisaient état de la présence massive de Sarrasins dans nos montagnes au Moyen-âge. Ces Sarrasins auraient, aux IXème et Xème siècles, multiplié les attaques et les coups de main contre les cités et les monastères édifiés en contrebas de leur zone de peuplement. Ainsi leur attribue-t-on, entre autres choses, la prise ou la destruction de Grenoble, de Novalaise près de Suse, de Saint-Maurice d'Agaune (Saint-Maurice en Valais) et de Saint-Gall. Le fait que la région ait été organisée par les Carolingiens, sous l'autorité toute théorique desquels elle était placée, en marquisats (ceux d'Ivrée, Montferrat, Saluces et Turin dans le Piémont, Aix en Savoie), c'est-à-dire en marches militaires, renforce l'impression que s'y livrait une guerre permanente. Toutefois, il para”t évident que c'est bien à tort que l'on a utilisé l'appellation de "Sarrasins" pour désigner ces populations belliqueuses des hauteurs en lutte contre les seigneurs féodaux et l'Eglise.

Certes, les Sarrasins, guerriers musulmans généralement d'origine berbère venus d'Afrique du Nord ont débarqué en Provence et s'y sont installés plusieurs décennies durant, faisant de la Garde-Freinet, dans l'actuel département du Var, leur principale place-forte à partir de laquelle ils razziaient la Provence entière, au cours de la période même où se produisirent les événements évoqués plus haut. Mais, si les historiens arabes (et les documents d'archives de l'Espagne et de l'Afrique du Nord musulmanes) relevaient clairement l'existence de colonies militaires sarrasines solidement implantées sur la côte provençale et ou à proximité de cette dernière, ils ignoraient tout d'éventuels établissements similaires situés plus profondément à l'intérieur des terres. Il est d'ailleurs peu probable que ces envahisseurs, dont les troupes, cavaliers ou marins, apparaissaient inadaptées aux combats en montagne, aient réussi à s'assurer le contrôle du massif alpin alors qu'ils n'étaient pas parvenus à soumettre les Pyrénées, pourtant plus accessibles.

La quantité considérable des pseudo-Sarrasins des Alpes impliqués dans les combats décrits par les chroniques, qui évoquaient le soulèvement en masse de populations locales plus que le simple maraudage de bandes de pillards en nombre forcément réduit, leur habitat en montagne - des envahisseurs se seraient d'abord emparés des plaines et des basses vallées -, et leur parfaite connaissance du terrain dans la guerre de guérilla qu'ils menèrent pendant des siècles (du VIIème au XIIème) inclinent Joseph Henriet à penser qu'il s'agissait de montagnards indigènes, décidés à sauvegarder leurs libertés, leurs coutumes et leurs croyances traditionnelles menacées, et non d'intrus. Il est, en outre, attesté que ces combattants étaient des paysans usant de techniques agricoles éprouvées et pour lesquels la flore alpine, dont ils tiraient médecines et alcools, n'avait aucun secret. Ce qui, on en conviendra, constitue un nouvel argument en faveur de l'autochtonie. De plus, les singuliers Sarrasins en question, que leurs ennemis qualifiaient aussi - et plus justement - de "païens", loin de confesser le monothéisme, comme c'est le cas des musulmans, témoignaient de convictions polythéistes: ils rendaient en effet un culte à des idoles que les croisés détruisirent. Enfin, si des Arabes ou des Berbères s'étaient réellement et durablement installés dans les Alpes, il serait resté sur place des traces linguistiques ou biologiques de leur présence. Or, les parlers arpitans (franco-provençaux) n'ont pas subi, remarque Joseph Henriet, d'"influences lexicales ou syntaxiques orientales" notables. Quant à l'analyse sérologique des populations locales, elle aurait dû être considérablement affectée par l'assimilation de populations nord-africaines chez lesquelles le rhésus négatif est quasiment absent. Pourtant, il n'en a visiblement rien été puisqu'on y constate, à l'instar du Pays basque et de l'Aquitaine elle-même jadis basque, une surreprésentation de ce rhésus.

Sarrasins ou Salasses?

Qui étaient donc les mystérieux Sarrasins des Alpes? La toponymie et l'anthroponymie alpines laissant percevoir une longue survivance, jusqu'en plein coeur du Moyen-âge, de la langue originelle, pré-indo-européenne, du lieu et la répartition des groupes sanguins suggérant une continuité de peuplement dans la région depuis la préhistoire, on ne peut guère imaginer qu'ils aient été autres que des aborigènes. Que défendaient-ils avec tant d'acharnement? Leur langue, leur culture, un système religieux et social et une représentation du monde et de la société véhiculée par cette langue, en tous points opposés à la réalité et à l'imaginaire du christianisme et du féodalisme. Jusqu'alors, ni les Celtes, ni les Romains, ni les Germains (en l'occurrence les Burgondes) n'avaient cherché à obtenir qu'ils se soumettent à merci, qu'ils renoncent à être eux-mêmes et maîtres chez eux. Ainsi les Romains, qui les avaient vaincus au prix des plus extrêmes difficultés, s'étaient-ils gardés d'abuser de leur victoire et les avaient-ils laissé continuer à vivre comme bon leur semblait. Il en était allé tout à fait différemment des Francs, de leurs dynastes carolingiens, de leur noblesse et de leur Eglise, résolus à imposer en Europe occidentale toute entière une domination sans partage sur les esprits et les corps.

En dépit de leur défaite finale - la capture par certains d'entre eux de l'éminentissime abbé de Cluny, Maïeul, avait provoqué au cours des années 975 à 980 une mobilisation de la Chrétienté occidentale et l'organisation d'une véritable croisade ayant pour but de les anéantir -, les intéressés, désormais assagis, dûment christianisés et latinisés par les bons soins des croisés, échappèrent quand même en grande partie à l'emprise directe de la féodalité la•que et ecclésiastique, conservant ainsi l'essentiel de leur antique démocratie communaliste dans laquelle forêts et pâturages, cours d'eau et chemins, fours et laiteries, appartenant à tous les habitants d'un même village, étaient gérés et entretenus en commun.

Il est permis de se demander pourquoi on affubla les populations alpines en guerre du nom de Sarrasins. Joseph Henriet avance ici deux explications. Les chroniqueurs médiévaux confondaient assez systématiquement l'ennemi extérieur (les Vikings, les Hongrois, les Sarrasins) et l'ennemi intérieur (les paysans révoltés) de l'Occident et imputaient au premier des actions commises par le second car il leur fallait, autant que possible, passer sous silence les multiples insurrections populaires de manière à accréditer l'idée que l'ordre établi était accepté de tous en Occident; il n'est d'ailleurs pas exclu que montagnards et Sarrasins aient mené sinon des opérations militaires concertées, du moins des opérations conjointes sur certains objectifs. Les chroniqueurs identifièrent peut-être aussi, en raison de la sonorité voisine de leurs noms (auxquels Joseph Henriet prête d'ailleurs une commune racine pré-indo-européenne), les Salasses, l'une des principales tribus des Alpes, aux Sarrasins.

 

Malgré quelques généralisations hâtives, malgré sans doute - mais nous ne possédons pas les compétences requises pour en juger - quelques étymologies fantaisistes, Joseph Henriet arrive à reconstituer dans ce petit ouvrage plusieurs siècles parmi les plus obscurs de notre histoire, l'histoire d'un peuple longtemps et obstinément rebelle, occultée ou travestie par un récit historique édifiant destiné à conforter le pouvoir des couches dominantes, hier franques, aujourd'hui françaises.

Thierry MUDRY

(1) In "Actualité. France, Piémont, Savoie", Aix-les-Bains, 1860.
(2)  Aborigène, du latin "aborigines": "depuis l'origine".
(3) Ce nom est formé à partir des racines pré-indo-européennes "ar" - désignant les montagnes ou les rochers -, "pe" - signifiant: sous - et "tan" - pour: l'habitant - qui figurent dans plusieurs mots issus de nos patois. L'arpitan est donc la langue de celui qui vit au pied des montagnes!
(4) Lire: Achon Libérachon Peuple Alpe.
Pour en savoir plus sur le mouvement arpitan, on lira avec profit l'entretien de Pascal Garnier avec Joseph Henriet dans "L'Echo de Savoie" n°38 (janvier 2000), page 11 à 13.
(5) "Noi Saraceni delle Alpi. Tra storia e leggenda", Châtillon (Val d'Aoste), Edizioni Cervino, 1996 (ouvrage disponible auprès de la rédaction de l'"Echo de Savoie").
(6) Marc Bloch, par exemple, évoquait dans "La société féodale" (Paris, Albin Michel, 1939, p.27 à 29) les soi-disant incursions sarrazines en milieu alpestre.

Dernière mise à jour : 13/03/02