John Berger, grand témoin d'une Savoie entre tradition et mondialisation |
John
Berger : un nom qui ne dira probablement encore rien à beaucoup de
savoisiens puisquil est presque inconnu en France. Et pourtant ! Depuis
près de trente ans, il habite dans un petit village, Mieussy, en Faucigny.
Cet
écrivain de renommée internationale a depuis bâti une uvre qui est aussi
l'histoire, la nôtre puisqu'il s'agit des transformations du monde rural en
Savoie. Son travail minutieux d'anthropologue est consigné dans une trilogie éditée
au Point Seuil. Mais le tour de force de l'auteur est sans doute d'avoir su
traduire l'existence de ces paysans par des récits captivants en les
transcrivant plus vrais que nature dans leurs gestes, paroles, travail et rites
intimes. Ces trois ouvrages s'intitulent " Dans leur travail ".
Le premier volume, " La cocadrille " a pour héroïne
Lucie Cabrol, une petite femme disgracieuse, rejetée par les siens. Elle est née
en 1900 et le 11 novembre 1918, : personne dans le village ne
parla de victoire ; on dit simplement la guerre est finie (page
140). Dans le second volume, " Joue-moi quelque chose "
, c'est encore sur les flancs des montagnes de Savoie du Nord que vivent les
paysans observés et dépeints avec une attention compréhensive par l'écrivain.
Les trames des nouvelles se déroulent quelques années plus tard, à l'époque
de l'agriculture plus mécanisée, les chevaux et les meules de foin ont été
remplacés par les tracteurs et les round up . Mais il y a
toujours une vie au le bistrot, les mariages se préparent encore,
et puis il y a les prés, où les troupeaux vont paître, et où les
hommes, parfois, mettent à nu leur solitude, et les chemins de pierre. C'est un
monde en mouvement, un monde singulier qui exige, pour être approché, que soit
abandonné les préjugés et les images bucoliques : pas de sentiments feints.
Rien de passéiste dans cette chronique d'un monde marquée en profondeur par la
mécanisation et l'exode rural. Avec ces deux volumes nous aboutissons véritablement
à un autoportrait vivant que la collectivité paysanne trace d'elle-même et
auquel ses membres, par leur commérages, leurs histoires, leurs conversations,
ne cessent de travailler. Les
histoires composant ces recueils sont précises, fondées sur l'expérience, le
témoignage, l'habitude, mais aussi avant tout sur l'émerveillement. Tous ces héros,
nous les avons ici et là côtoyé : ce sont nos contemporains et le souffle épique
qu'arrive à leur donner John, le place quelques part dans le panthéon de la
littérature entre deux Nobel, avec le Norvégien Knut Hamsun et son sens
profond d'amour de la nature et l'Islandais Laxness et son admiration pour la
vie quotidienne des gens simples.
Dans
le dernier tome " Flamme et Lilas ", "conclusion
magistrale à cette trilogie", comme le souligne Anthony Burgess,
les héros se retrouvent déracinés dans une banlieue d'une grande ville avec
tous les autres immigrés mais aussi ses assassins, ses travailleurs, ses
marginaux mais ils gardent toujours une nostalgie pour le village. C'est un
temps qui dure encore, c'est celui du déracinement, de l'exil. En son temps le
grand Marcel Aymé avait lui aussi dans " la rue sans nom ",
évoque en 1934, le sort des immigrés italiens, maçons ou terrassiers, qui
oublient dans l'alcool, la fatigue des chantiers pour lesquels ils ont quitté
leur pays. Et beaucoup de savoyards d'ici ou d'ailleurs auront en définitive
une larme à l'il en lisant ces récits car comme le disait Marcel Aymé
" Mais nous, lorsque notre cur se serre en repensant au village,
nous savons bien ce que nous regrettons, ni les bouffés d'air frais, ni le
paysage. Et nous n'arrivons pas à nous retrouver chez nous au village parce que
nous ne faisons plus partie de la communauté. ".
"L'exil",
c'est le titre précisément d'un article connu de Berger, un thème récurrent
de son uvre aussi, portant sur les déplacements de population dans le monde
engendrés par les guerres, les catastrophes naturelles, économiques et écologiques
et commencé avec l'ouverture des
marchés d'esclaves au XVIe siècle. Pour lui, le monde moderne se caractérise
par l'ampleur du déracinement. "Ce déracinement - nous dit Berger-
a créé et crée toujours le monde dans lequel nous vivons ".
Que
vous soyez employés, fonctionnaire, patron, artisan, paysan ou RMIste, vous y découvrirez
tous quelque part, plus ou moins loin dans le temps et d'où que vous soyez issu
de la planète, votre histoire, notre histoire à tous. Ce sacré anglais aura
eue le don de tous vous réconcilier ! A quoi bon en effet opposer des
professions qui, de toute façon, sont toutes devenues plus difficiles du fait
de la complexification du monde !
Ce
travail avait été fait en son temps en Bretagne par Pierre Jakez Hélias, uvre
dont on a d 'ailleurs tiré un film tant commenté dans les chaumières de
l'hexagone, ce "Cheval d'orgueil" qui anticipait de si peu la
fin des terroirs. A quand la même
adaptation de l'uvre de John, lui qui a déjà tant travaillé pour le cinéma ?
Sa
trilogie résonne comme un étrange écho venu de Celtie avec le succès
retentissant dans l'Europe entière du fameux " Mémoire d'un
Paysan Bas-Breton " de Jean Marie Deguignet.
Elle
nous permet aussi de plonger notre regard sur cette profession, qui en France
contrairement à certains pays alpins, n'a pas su évoluer, otage des trusts
multinationaux et d'une grande banque, fourvoyée malgré elle dans le
productivisme avec sa cohorte d'horreur, de veaux aux hormones en
céréales contaminées par les pesticides et les OGM en passant par la
vache folle, le poulet à la dioxine et cela ne fait que commencer !
La
aussi, le producteur comme le consommateur sont les victimes.
Ah
j'oubliais les seuls gagnants : Michel Debatisse et François Guillaume et
demain Francois Jacob, ces leaders syndicaux toujours membres du Rassemblement
des Producteurs Ripoux (RPR) à qui le système, ne l'oublions pas, pour les
faire aboutir à ce désastre, a offert de belles rentes de situation d'abord à
l'assemblée nationale puis sous les lambris dorés des ministères. Dans ce
milieu, où in extremis, un José Bové semble en passe de sauver l'honneur et
la dignité d'une profession, qui était plus qu'une profession, mais tout un
art de vivre.
Ce que je viens de dire sur les égarements de l'agriculture peut paraître banal aujourd'hui. Mais rappelons que "La cocadrille" est parue en Angleterre en 1979. Alors pour montrer la lucidité de Berger, nous ne citerons que deux courts passages de l'épilogue historique de l'ouvrage. Page 240 :"Pour des raisons politiques à court terme, les planificateurs économiques de la CEE n'utilisent pas le mot élimination mais celui de modernisation. La modernisation entraîne la disparition des petits paysans (la majorité) et la transformation de la minorité restante en individus sociaux et économiques totalement différents. L'investissement nécessaire pour intensifier la mécanisation et l'utilisation des produits chimiques, la taille que doit prendre une ferme qui ne produit que pour le marché, la spécialisation du produit par région, toutes ces données signifient que la famille paysanne cesse d'être une unité de production et de consommation pour devenir, à la place, dépendante des intérêts qui la financent et qui lui achètent ses produits." Et page 243 :"L'unification économique et militaire du monde n'a pas apporté la paix mais le génocide. La méfiance du paysan vis à vis du "progrès", tel qu'il a été finalement imposé par toute l'histoire du capitalisme monopoliste et par le pouvoir de cette histoire, même à ceux qui cherchent une alternative, n'est, tout compte fait, ni déplacée ni dénuée de fondement. Une telle méfiance ne peut en soi servir de base à une alternative de développement politique. La condition préalable à une telle alternative est que les paysans parviennent à se considérer comme une classe, ceci à l'échelle mondiale, ce qui impliquerait non leur élimination mais leur pouvoir en tant que classe : pouvoir qui, en se réalisant transformerait leur expérience et leur caractère de classe."
Je
pose une seule question : pouvez-vous me citer le nom de quelqu'un qui voyait
les choses avec autant de lucidité à l'époque ?
Chez
lui, la pensée et les paroles se traduisent par des actions. Ainsi, jai pu
constater ce quà vu la journaliste du "Monde", voici un peu
plus dune année : Il sest établi ici avec sa femme américaine,
Beverly, et son fils Yves, élevé là. Une ferme mi pierre, mi bois, sans guère
de commodités, mais flanquée dun jardin potager. Ici, on mange des pommes
de terre et du fromage pour le déjeuner, le jambon vient du cochon tué
lhiver dernier. Tout le monde travaille le sol, tout le monde à de la terre
sous les ongles. A commencer par lécrivain [...] (1)
Et
un après-midi de décembre chez lui, John m'a donc fait l'honneur de me
recevoir et j'ai beaucoup appris de l'homme, son uvre, ses passions, ses idées,
sa vie. Certes sur celle-ci, mon incorrigible curiosité aurait bien aimé en
savoir plus sur l'enfance et la jeunesse de John, cet enfant surdoué de la
banlieue londonienne, bachelier à 16 ans refusant d'aller à l'université.
Mais nous respecterons simplement sa pudeur, en subodorant simplement que pour
avoir un tel sens du partage et de l'amour des exclues de la terre entière, que
de profondes blessures doivent lui affleurer la peau.
En effet l'image illuminée que je retiendrais de ce grand homme, c'est
celle de sa nature généreuse et engagée dans les luttes contre les
injustices. En 1977, après avoir obtenu le Booker Prize (la plus haute
distinction littéraire anglaise) pour son roman "G", il fait don de
la moitié de son prix aux Black Panthers américains. Il garde la seconde moitié
pour financer un livre dénonçant les conditions de vie des immigrés en
Europe. Avec un photographe, il va vivre pendant deux ans dans les communautés
défavorisées. Ce sera "Le Septième homme" qui sera traduit
dans toutes les langues de l'immigration. En 1996, il reverse les droits
d'auteur de "Qui va là ?" , un roman dont l'intrigue tourne
autour du drame du SIDA (et dont l'héroïne porte ce joli nom de Ninon !), à
une association qui vient en aide aux séropositifs. L'an dernier encore, ce
sera "King", ce chien qui vit dans un squat et raconte 24
heures avec des
sans-domiciles-fixes. "King" est le roman d'un "écrivain
public" : il parle pour les pauvres, il ne parle pas en leur nom. C'est
pourquoi le nom de l'auteur n'apparaît pas sur la couverture.
John
Berger est devenu l'évocateur le plus talentueux et aussi le porte-parole émouvant
de tous ceux qui se sont vu exclure de la modernité par le tourbillon fou de la
civilisation sans doute parce que, comme il le dit lui-même dès qu'il commence
à écrire, "l'écriture devient une lutte pour donner un sens au vécu".
Aujourd'hui, il a décidé de s'adresser à l'ensemble du mouvement savoisien.
John,
vous êtes installé ici depuis 27 ans. Mais vous quittez le village de temps en
temps tout de même. Quand était-ce la dernière fois ?
Il
y a quelques jours pour aller à Lyon où avec Richard Ford, l'auteur d' "Indépendance
Day", nous avons fait des lectures publiques. Il y avait 70
personnes environ dont quelques jeunes, ce qui est bien pour la France. En
Allemagne ou en Espagne, il y a beaucoup plus de jeunes et de gens en général dans
ce genre de manifestation.
Comment
expliquer la différence ?
Une
explication parmi les autres : l'Allemagne et l'Espagne ont vécu le
fascisme, à cause de cela, ils ont été obligés de "questionner"
leur passé et en même temps leur identité nationale. Et après cette phase de
questionnement, ils se sont trouvés plus ouvert d'abord à l'étranger, à la
littérature, aux idées, simplement plus ouverts tandis que si on parle des
anglais ou des français (je ne parle pas maintenant des savoyards ou des
savoisiens, je parle de la France). En effet leur identité nationale, qui est né
avec la Révolution française, n'a jamais été questionnée, les Anglais non
plus, aujourd'hui, et plus ou moins leur identité a été formée lors de
l'Empire historique, leur sens de l'identité n'était pas questionné et donc
ils étaient beaucoup moins ouverts aux idées, aux manifestations culturelles
et peut-être même aux manifestations politiques qui viennent de l'extérieur.
Mais
la France commence peut-être à s'interroger un peu par rapport au pétainisme,
et il y a eu aussi les déclarations de Jospin par rapport au massacre perpétré
par l'armée française en Algérie et 2 ans auparavant à l'occasion du 11
novembre sur les mutineries de 1917. Tout ceci, c'était inenvisageable il y a
quelques années...
Je
suis tout à fait d'accord.
Ce
n'est pas vrai, je suis un peu étonné...
Il
faut expliquer ce que cela veut dire. Les Français ne croient plus en la
plupart des grands partis politiques comme en témoigne l'abstention croissante.
Je ne veux pas dire qu'ils sont politisés vis à vis des partis politiques
officiels, mais politisés parce qu'il y a dans la mémoire historique des français,
que lorsqu'il y a quelque chose qui arrive, et qu'ils pensent qu'il faut
protester, leur première réaction, c'est de descendre dans la rue et
manifester.
En
1996, vous avez écrit un article sur les grèves de la fonction publique
contre Juppé, auparavant ça a débuté avec les coordinations d'infirmières...
Cet
instinct de se rassembler et d'aller dehors pour protester, c'est très prononcé
mais pas seulement à gauche. Un autre exemple, cest la profanation du cimetière
juif de Carpentras. En quelques jours, il y avait des manifestations
spectaculaires de partout. Et bien ça, c'est inimaginable en Angleterre.. Non
pas que les Anglais soient favorables à cette profanation mais ils n'ont pas
cette pulsion de dire, il faut faire quelque chose ! C'est dans ce sens que
les Français sont politisés.
En
Ecosse et au Pays de Galles, y a t-il plus de mobilisation citoyenne ou est-ce
la même chose ?
C'est
très complexe cette question. Bon c'est vrai ce qui a fait augmenter le SNP (
Scotish National Party, membre de l'ALE, représentant environ un suffrage sur 3
ndlr), c'est le libéralisme à tous crins de Thatcher.
Les
Ecossais ont un sens de la solidarité beaucoup plus développé que les
Anglais. Nous avons parlé de l'Espagne et de l'Allemagne qui ont été obligé
de réexaminer leur histoire. Les Ecossais ont souffert de leur histoire depuis des siècles et de cette forte colonisation que les
Anglais ont commis vis à vis des écossais et ils n'ont pas oublié ça. Donc
ils ont un sens de l'histoire que les Anglais n'ont pas et aussi le sens de
l'histoire est inclus dans une certaine connaissance de l'histoire française
parce que tout de même les Français ont soutenu dans leur lutte contre
l'Angleterre, à l'époque. Si vous parlez de la Révolution Française en
Ecosse, les Ecossais ont une idée de ce que c'était, si vous en parlez en
Angleterre, aucune ! Et cette conscience de l'histoire est populaire, si
vous allez dans un pub de marins et d'ouvriers, ils ont cette conscience, et ce
n'est pas seulement du à l'éducation, à l'école ou à l'université. Tout ça,
c'est lié avec une autre chose : une vraie vision de ce qui se passe dans
le monde implique un certain sens de l'histoire et des possibilités
d'intervenir sur l'histoire. Je
crois que ce sens depuis un moment, est beaucoup plus aiguë dans les périphéries
qu'au centre. Avant, les grandes capitales, les grandes villes symbolisaient la
connaissance. Elles ont pensé que c'était elles qui détenaient les clés du
sens de l'histoire et elles le pensaient justement. Et maintenant, eux, dans les
capitales ont perdu ce sens.
Parce
qu'ils se regardent trop le nombril au niveau des capitales ?
Oui
et parce qu'ils sont victimes de toutes les illusions du consumérisme et la
lutte pour être de bons consommateurs.
Mais
là c'est pratiquement un renversement de l'histoire
A l'extérieur de
l'Angleterre on parle beaucoup de la dévolution en Ecosse et
au Pays de Galle, en France d'une façon plus modeste
de la Corse, la question est posée
C'est
une remise en cause de l'Etat nation héritée du XIXième siècle, en Russie
les pays baltes et puis en Espagne après la chute du franquisme, très vite on
a entendu parlé de Bilbao et de Barcelone.
Dans
ce que j'appelle la périphérie, les gens voient plus clairement ce qui se
passe dans le monde, ils posent les questions qui sont supprimées au centre. Si
on laisse cela pour un moment, et si on parle de cas précis et non pas de la
conscience des gens mais des mouvements actuels de la politique cela devint de
plus en plus compliqué. Avec par exemple la Catalogne, c'était une histoire très
embrouillée, une partie de l'Espagne très riche qui voulait garder cette
richesse pour l'utiliser pour elle seule plutôt que subvenir pour les restes de
l'Espagne et puis la soit disant indépendance partielle de la Catalogne, c'est
une affaire très compliquée avec les encouragements des partis politiques ..
à partir de 1830.
Mais
en Catalogne, il n'y avait pas d'opposition peuple-bourgeoisie sur la langue
comme dans d'autres régions. Malgré l'interdiction du catalan entre 1936 et
1976, malgré son absence totale dans les journaux, à la télévision et à la
radio, les gens ont continué à le parler. En Ecosse, c'est quand même très
particulier, ils ont perdu leur langue
Oui
c'est vrai même si en gaélique, il y a quelques poètes contemporains vraiment
merveilleux. Mais je nuancerais cela. Ils ont un argot ou un accent très propre
à eux et le citoyen moyen de Londres qui va à Glasgow dans un pub ou un
bistrot, il ne comprend presque rien. C'est le Sott, avec beaucoup beaucoup de
mots, de cadence et d'expression et qui est une langue très riche, beaucoup
plus terrienne, beaucoup plus imagée que l'Anglais.
Un
écrivain des périphéries finalement ?
Peut-être.
Et les deux pays en Europe où mes livres sont les plus appréciés, c'est
l'Espagne et la Turquie donc les partis extrêmes de l'Europe.
La
Turquie est donc ouverte à ce genre de pensée ?
Oui.
La Turquie est un pays très hétérogène.
Pourtant
j'ai l'impression que parmi les communautés immigrées en France, celle dont
les membres sont les plus attachés à l'Islam, c'est les Turcs
Je
crois que c'est par défense.
Vous
avez abordé aussi cette question dans "Le Septième homme",
ouvrage qui dénonçait avant tout les conditions de vie des immigrés en
Europe
C'est
un livre qui a été remarqué et lu, mais le plus important est que ce livre a
été traduit dans toutes les langues des immigrés en arabe, en portugais, en
turc, en grec, au Pendjab en Inde.
Sur
le sujet de la langue, dans "L'oiseau blanc", vous signalez que
dans certains coins de la Savoie, on parle savoyard...
"La
Doxie", qui tenait le café-restaurant ici parlait "patois",
adorait chanter en savoyard. Dans les années soixante-dix, la langue, la
culture savoyarde était très présente. Il y a 20 ans, les paysans de mes
premiers livres étaient parfaitement bilingues mais entres eux préféraient
parler savoyard.
Mais
ce qui est frappant c'est qu'ils n'ont rien fait pour la sauvegarder ! On a
l'impression que la redécouverte se produit maintenant...
Vous
savez, il faut que je vous montre quelque chose, (Il se lève et va chercher un
ouvrage dans sa bibliothèque) ça c'est La cocadrille avec un
autre titre car La cocadrille est uniquement le titre français et
cela est paru, il y a un an, en asturien, en Espagne, il y a peut-être 20 000
personnes dans les montagnes qui parlent cette langue. Ils ont traduit La cocadrille
qui existe déjà en Espagnol ! Pourquoi ont-ils traduit ce livre en
asturien ? Ce n'est pas pour mes yeux
bleus ! Mais parce que les histoires de La cocadrille peuvent
arriver dans tous les pays de montagne. Lorsqu'ils me l'avaient demandé,
j'avais donné mon accord et je ne demandais pas de droit d'auteur, parce que ça
me semble normal. Et s'il y a quelqu'un qui veut traduire mes nouvelles en
Savoyard ou en Valdôtain, ils ont tous les droits, je les donne !
Ca
c'est fantastique ! Mais ce qui m'a le plus frappé lorsque j'ai commencé à
lire votre uvre, moi qui suis né dans la campagne dans une famille paysanne,
c'est cette vérité par rapport à l'atavisme paysan, à ce que Bourdieu
appelle les habitus de classe, dans "L'oiseau blanc" comment un
paysan découpe son pain par exemple. Alors ce que j'aimerai savoir, c'est
comment ça s'est passé quand vous êtes arrivé ici à Mieussy ? Ce que l'on
dit généralement, c'est que pour les gens de l'extérieur, l'intégration est
particulièrement difficile
J'ai
quitté l'école quand j'avais 16 ans et je ne suis jamais allé à l'Université.
J'avais l'équivalent du bac à 16 ans et une bourse pour aller à l'Université
mais j'ai refusé d'y aller. Quand je suis arrivé ici, j'avais environ 50 ans
et je suis allé pour la première fois à l'Université
et j'ai appris par les vrais paysans étaient mes enseignants. Je suis
allé tous les soirs voir les voisins
Et
j'ai dit alors est-ce que je peux vous aider dans l'écurie et ils
m'interrogeaient avec un certain mépris.... J'ai insisté, j'ai fini par
prendre le fumier et le mettre dans la brouette pour le vider ailleurs donc
finalement je faisais les choses comme ça et aussi pour le foin, épandre le
fumier dans les champs, couper le bois, j'étais là avec ma paire de main très
maladroite mais ils ont vu que j'avais la volonté, j'ai fait ça intuitivement
et à ce moment là, les rôles manuels étaient absolument renversés c'est à
dire l'étranger, le citadin ,... ceux qui viennent pour dire "les
pauvres paysans"... J'étais dans la position de quelqu'un
de novice, stupide et maladroit, cumulant les erreurs mais prêt à
apprendre
A ce moment, ils ont senti qu'il y avait quelque chose à
m'apprendre et qu'eux étaient les maîtres. Parce que j'ai exposé mon
ignorance et comme ça, entre eux, ils ont parlé de moi. Nous louions une
petite maison derrière l'église et chaque été nous déménagions en alpage
dans un tout petit chalet pendant 3 ou 4 mois. Alors j'ai commencé à vivre
avec les bergers et les troupeaux et suis devenu leur ami. Ca a mis 5-6 ans.
On
peut, à mon avis très hâtivement classer cette trilogie, dans ce genre "littérature
enracinée". Mais la grande différence, la valeur, c'est que vous
n'avez pas travaillé à partir d'une documentation sans avoir vécu ce monde de
la campagne : il y a de la sueur, du réel, du vécu
Je
crois, j'espère.
Ce
n'est pas de la sociologie universitaire : vos livres sont compris par tous les
lecteurs qui ont un peu connu le monde paysan
C'est
le destin des livres, tout à fait à part du destin de l'écrivain. Lorsque
j'ai commencé à écrire ce livre, les gens de l'extérieur, surtout mes
anciennes connaissances ou même amis de la gauche militante disaient :"Ah
tu as pris la retraite, maintenant tu cherches la paix dans la campagne !"
ou bien :"Ah oui tu fais un espèce de rêve de Rousseau !"
Moi
qui justement suis d'un milieu de la campagne, j'ai fait des études un peu pour
m'échapper car j'ai fais tous ces travaux quand j'étais gamin
mais à 12 ans j'envoyais balader mon père
car rester dans une raie pour ramasser des pommes de terre toute une
journée en plein moi d'août, je ne trouvais pas ça facile
Oui
et les sacs de pomme de terre !!! (Il fait le geste de porter un sac de pommes
de terre sur le dos).
J'ai
aussi travaillé en usine lorsque j'étais étudiant et ça me donnait envie de
réussir mes études. Alors ce genre de littérature qui idéalise
Pourquoi
je raconte ça ? Parce que ces gens, même aimables, me disaient :"mais
c'est un sujet tellement marginal !" Ce qui s'est passé dans les 25
dernières années démontre qu'en effet c'est le sujet mondial primordial que
je n'avais pas calculé. Ca c'est le destin de l'histoire et des livres
Mais
c'était peut-être un instinct
L'intuition
peut-être !
Le
conservatisme paysan, vous ne le condamnez pas, vous arrivez à le comprendre ?
Oui,
parce que c'est un conservatisme qui ne défend guère de privilèges, ni de
pouvoir mais des valeurs pour préserver des vies et des générations menacées
par des changements.
La
crise de l'agriculture productiviste peut-elle déboucher sur une agriculture
saine ?
Tout
a changé dans l'opinion en quelques années. Pour la première fois les gens
commencent à prendre conscience de ce qui se passe. L'histoire de la vache
folle est terrible, mais la chose la plus inattendue c'est que la conséquence
de cette histoire peut-être positive.
Comment
réagissent les gens d'ici à la lecture de vos livres ?
J'ai
un ami que j'ai vu hier, charpentier, fils de paysan, mais son père, mort
maintenant était un de mes "professeurs d'université"! Noël, comme
la plupart de charpentiers, a des doigts coupés. Souvent j'allais l'aider à
couper le bois de sa scierie pas loin de Sixt. Et puis, un vendredi soir, après
la parution du livre, il est venu frapper à notre porte, je pensais que c'était
pour me demander à l'aider à couper du bois le lendemain matin. Et puis comme
toujours, on ne dit pas tout de suite pourquoi on est venu. On discute d'abord
un petit peu avant ; c'est une question de tact, c'est l'habitude ici
Je
pensais que c'était pour la scierie. Et puis il dit "page 57,
dix-septième ligne, je ne comprends donc pas, je ne peux pas continuer
avant que je comprenne cette phrase. Quest-ce que tu voulais dire ?".
En
25 ans cette société a évolué comment ?
Je
ne peux pas faire une conclusion ; c'est trop compliqué, tout ce que je peux
dire c'est qu'énormément de choses ont changé. Il y a 25 ans, dans la commune
de Mieussy, il y avait au moins une vingtaine de chevaux de traie qui
travaillaient toujours, cest à dire pas des chevaux pour la décoration ou
pour les loisirs. Beaucoup d'autres choses ont changé, les machines à traire
par exemple, on trayait à la main là où j'ai travaillé. Et il y a presque
plus de ferme avec trois vaches, il en reste deux que je connais, il y en avait
des vingtaines mais en même temps, il y a une certaine continuité culturelle,
qui est remarquablement résistante et je vois par exemple parmi les jeunes, les
petits enfants de mes "professeurs d'université" qui ne sont plus
paysans, quelques-uns travaillent en usine, certains sont au chômage,
quelques-uns travaillent aussi la terre chez eux tout jeune et discutent aussi
avec moi de leur groupe de rock préféré, des derniers films quils ont
vus... Il y a dans leur priorité des valeurs, des choses qui me font penser à
leurs grands-parents. Mais ils ont des habitudes tout à fait différentes. Il y
a tout de même une continuité : cette culture, c'est pour moi une question de
priorité des valeurs qui détermine les choix. Cette continuité existe, c'est
difficile de continuer dexister, mais ça a été beaucoup plus résistant
que moi je l'imaginais.
Alors
"tout ça" comme disait Céline, comment ça évolue en bien ou en mal
?
Dans
l'ensemble c'est plutôt le mal qui l'emporte pour l'instant surtout avec ce qui
se passe avec le Nouvel Ordre Economique mondial. Ce ne sont plus les politiques
qui dirigent vraiment le monde, même pas les Etats nationaux. Les gens qui
"tirent les ficelles" du Nouvel Ordre Mondial ont un pouvoir en dehors
de la loi avec des liens avec beaucoup de maffiosi, beaucoup d'argent à
blanchir. Ca c'est le nouvel ordre mondial. Mais de plus en plus, il y a des
poches de résistances comme celui auquel vous appartenez. Les poches sont des
groupes de gens qui, parfois, ne démarrent qu'avec quelques individus, mais qui
protestent et disent non. Ils n'ont pas de programmes systématiques et globaux
pour contester ça. Ce n'est pas possible d'ailleurs. Il faut que les poches de
résistance résistent où elles peuvent, et ces poches de résistance existent
de plus en plus dans beaucoup de milieux. Chez les paysans, Bové est un bon
exemple. Je crois que le rôle de ces poches de résistance sera de plus en plus
important. On ne peut pas parler d'un programme parce que chaque contexte est
différent. Mais s'ils commencent à communiquer entre eux... Il faut être très
clair, je parle de l'action de résistance civile (au sens où l'entendait un
auteur comme Thoreau), j'y crois très fortement. Je suis réaliste et pas
utopique du tout. Je suis content d'accorder cette entrevue à votre journal
pour cette raison.
Pour
l'instant, je pense que c'est le moment de poser les bonnes questions qui sont
les questions que les gens se posent à eux même mais qu'ils n'osent pas déclarer
ou presque pas discuter. Et puis un jour, il y a l'exemple de quelqu'un qui les
pose et ils sont encouragés à poser les questions à eux même. Et en définitive,
c'est comme cela que naissent les mouvements citoyens.
Avez-vous
été étonné par l'émergence sur la scène politique de la Ligue savoisienne
?
Non
ça ne m'a pas étonné parce que vous vous adressez à des lacunes dont j'ai
parlé ce qui n'est pas dit dans la politique, par les politiques, les grands
partis
Vous
avez écrit un bel article sur Gramsci dont vous êtes un fin connaisseur (il a
démontré qu'il fallait dans une société donnée prendre d'abord le pouvoir
culturel avant de pouvoir s'imposer sur le plan politique, en schématisant à
l'extrême). Alors ces mouvements citoyens ont peut-être besoin d'une base
culturelle ? Ces thèmes du déracinement ou, a contrario, de l'enracinement ou
de la défense de la paysannerie était plutôt traditionnellement défendus par
la droite ou les conservateurs mais comme toutes les idées, vont au cours de
l'histoire de la droite vers la gauche et vice versa. Finalement la gauche ou
une branche de la gauche peut-elle aussi développer ces idées, notamment le
fait que les gens ont besoin d'un certain nombre de repères y compris par
rapport à un territoire ?
Dans
le Nouvel Ordre Mondial, il n'y a pas vraiment un passé, parce que le passé
est dépassé et doit être éradiqué. Il n'y a pas d'avenir non plus. Parce
que leur avenir, c'est à l'échelle de 48 heures ou cinq ans maximum. Nous
vivons dans une culture d'idées où le passé est éliminé et l'avenir est éliminé.
Ils prétendent que c'est la fin de l'histoire, et bien sur ce n'est pas vrai.
Si maintenant on revient à la droite et à la gauche, en général, la droite
avait un grand sens du passé et voulait garder ce qu'il y avait de mieux dans
le passé. La gauche avait plutôt une vision du grand avenir et proposait une
culture alternative. Dans l'ordre de ce qui se passe maintenant, ces deux
arguments, pour les grands partis politiques sont devenus vagues et
opportunistes. Cest donc bien un avenir alternatif dépassant ces deux
notions quil nous faut construire.
(1)
Raphaëlle Rétrolle. Lattente aiguë de John Berger. Le Monde des
livres, vendredi 22 octobre 1999.
Bibliographie sommaire de John Berger(uniquement les livres actuellement disponibles en version française) La
trilogie "Dans leur travail". Point Seuil. 42 FRF le volume |
Entretien
réalisé par Pascal GARNIER à Mieussy, 4
décembre 2000
Dernière mise à jour : 14/03/02